Par Morane Keim-Bagot, Professeur de droit privé à l’Université de Strasbourg
Risques psychosociaux, burn-out, anxiété généralisée, stress-post traumatique, dépression, suicide, les mots de la souffrance au travail créent une nébuleuse qui peut parfois paraître à la fois infinie et insaisissable. Alors que le procès France Télécom reprendra le 11 mai 2022 devant la Cour d’appel de Paris et que sera remise sur le métier la question de la responsabilité pénale de l’employeur, c’est le terrain du droit de la sécurité sociale qui est éclairé par l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris, sur renvoi, le 19 novembre 2021, sur fond de drame humain. Huit années plus tôt, le 30 janvier 2013, un salarié, adjoint du directeur des publications de la Poste se donnait la mort alors qu’il était à son domicile, en arrêt, après un malaise au travail. C’est dans ce cadre, alors que le suicide est reconnu en tant qu’accident du travail que la Cour d’appel de Paris retient la faute inexcusable de La Poste.
Cette décision nous rappelle que face à l’accident du travail ou la maladie professionnelle, les responsabilités sont multiples, au-delà du terrain pénal sur le plan civil. Certes, le phénomène de la faute inexcusable demeure marginal en ce qu’il concerne moins de 1% des sinistres. L’on en trouvera la preuve dans les études de la Cour des comptes selon lesquelles, ce sont seulement 1606 fautes inexcusables qui étaient dénombrées en 2017, loin du million et demi d’accidents du travail recensés la même année (Cour des comptes, La Sécurité sociale 2021, p. 334). Toutefois, la reconnaissance d’une telle faute emporte des conséquences financières d’ampleur pour l’employeur redevable, sur son patrimoine personnel, de sommes qui peuvent s’avérer particulièrement importantes.Le suicide au domicile : un accident du travail ?
Née au dix-neuvième siècle, la définition de l’accident du travail est bien connue : il s’agit de toute lésion qui survient au temps et au lieu du travail (Code de la sécurité sociale, art. L. 411-1). Contre intuitive, la notion fait fi de la causalité du dommage. Peu importe que le salarié soit blessé en exécutant sa besogne, ou dans le cadre d’une pause, qu’il soit touché dans sa chair ou dans sa psyché. Peu importe que l’accident soit le fait d’un véritable aléa ou que l’état de santé du salarié connaissait des prédispositions ; que l’accident ait une cause extérieure ou que, comme pour le suicide, il soit le fruit d’un geste du salarié.
Ce sont là les termes du compromis social de 1898, ce « deal en béton ». Le salarié voit la reconnaissance de son accident du travail facilitée. En échange il ne reçoit qu’une réparation forfaitaire et l’employeur et ceux qu’il s’est substitué dans la direction se voient reconnaître une immunité civile. En somme, leur responsabilité civile ne peut être recherchée et les salariés doivent se contenter d’une réparation forfaitaire.
Le texte va d’ailleurs plus loin, en permettant au salarié victime d’une lésion hors temps et lieu de travail de rapporter la preuve du lien de causalité entre son accident et son activité professionnelle. Aussi, les juges admettent-ils, depuis une quinzaine d’années, que le suicide ou la tentative de suicide au domicile, même pendant une période de suspension du contrat de travail, peuvent être qualifiés d’accident du travail (Cass civ. 2e, 22 févr. 2007, n° 05-13.771, Bull. civ. II, n° 54).Qu’est-ce que la faute inexcusable de l’employeur ?
En 1898, le système de responsabilité objectivée mis en place pour les risques professionnels présente toutefois un défaut fondamental pour ses concepteurs : pour utiliser un anachronisme, débarrassé de la faute, la responsabilité pour risque ne permettait précisément pas de « responsabiliser » les acteurs au travail. Cette automaticité ne risquait-elle en effet pas de conduire à une baisse généralisée de vigilance ? Pour obvier ce danger, l’on a alors inventé la notion de faute inexcusable du patron et de l’ouvrier qui devait permettre de moraliser la législation des risques professionnels et de maintenir un niveau certain de prévention. L’instrument agit comme une variable d’ajustement de la réparation allouée à la victime : sa faute réduit son indemnisation, celle de son patron permet de la voir augmentée.
Depuis les arrêts Amiante du 28 février 2002, la faute n’a d’inexcusable que le nom (Cass. civ. 2e, 28 févr. 2002, 29 arrêts, Bull. civ. V, n° 81). En effet, il ne s’agit plus de rechercher une faute d’une exceptionnelle gravité, une faute grossière, une faute lourde, mais seulement de déterminer si l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel il exposait ses salariés et s’il a pris les mesures nécessaires pour les en préserver. Cette exigence de connaissance du danger et de prévention des risques est d’ailleurs inscrite dans le Code du travail, plus particulièrement aux articles L. 4121-1 et L.4121-2.
Et, il ne faut pas opérer de confusion. En matière de souffrance au travail, la reconnaissance de la faute ne nécessitera en aucun cas la caractérisation d’un harcèlement moral. En l’occurrence, les ayants-droit de la victime reprochaient à la Poste d’avoir, au détour d’une réorganisation, accru la charge de travail de la victime, conduisant à son épuisement professionnel à l’origine de son arrêt de travail pendant lequel il avait été contraint de travailler. D’ailleurs l’inspecteur du travail notait que, durant son arrêt de travail, la victime était appelée plusieurs fois par semaine et même plusieurs fois par jour, pour des conversations qui n’avaient pas pour objet de s’enquérir de son état de santé objectivant ce que le médecin de la victime a pu qualifier de « demande organisationnelle insatiable ».Quelles sont les réparations auxquelles la faute inexcusable donne droit ?
Pour la victime, lorsqu’elle survit à l’accident ou à la maladie, la faute inexcusable permet une majoration de sa rente d’accident du travail et la réparation de préjudices complémentaires. La Cour de cassation est très claire sur ce point : la faute inexcusable n’ouvre pas droit à une réparation intégrale et seule peut être demandée la réparation de postes de préjudices qui ne sont pas déjà couverts par la Sécurité sociale (Cons const. 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC ; Cass civ. 2e, 4 avr. 2012, n° 11-14.311, Bull. civ. II, n° 67). Préjudices d’agrément, esthétique, sexuel, frais d’aménagement de logement ou de transport, pour des montants qui peuvent grimper très haut … même s’ils n’atteignent pas les mêmes sommes que dans le droit commun du dommage corporel. L’on notera tout de même que les juges estiment que la rente indemnise tous les préjudices économiques professionnels : perte de gains, de capacité de gains, de droit à la retraite, incidence professionnelle.
Pour les ayants-droit, ce qui implique que la victime soit décédée, le Code de la sécurité sociale en prévoit la liste limitative, et limite également les préjudices indemnisables. Hors faute inexcusable ils ont droit à une rente. Lorsque la faute est reconnue, ils peuvent demander réparation de leur préjudice moral mais également celui de la victime, subi entre l’accident et le décès, au titre de l’action successorale. En l’occurrence, si la Cour d’appel de Paris a rejeté la demande de réparation du préjudice moral de la victime, elle a évalué à 60.000 euros celui de l’épouse et à 30.000 euros celui de la fille.
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