Par Laurence Burgorgue-Larsen – Professeure de droit public à l’Ecole de droit de la Sorbonne et membre de l’Institut de Recherche en droit international et européen de la Sorbonne
Ironie du sort ou énième signe tactique empreint de cynisme, l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022 eut lieu, alors même que la Présidence du Conseil de sécurité était assurée par la Russie. La violation du droit international est-elle actée et, si oui, qu’elles sont les marges de manœuvre des organisations internationales face aux actions de la Russie de Vladimir Poutine ?
L’invasion russe de l’Ukraine est-elle effectuée en violation du droit international ?
D’imposantes organisations internationales, à caractère universel (à l’instar de l’ONU), mais aussi à caractère régional (ainsi du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne et de l’Organisation des Etats américains), ont condamné l’invasion de l’Ukraine au regard des règles du droit international. Qu’il s’agisse d’António Guterres, Secrétaire général de l’ONU; de Marija Pejčinović Burić, Secrétaire générale du Conseil de l’Europe; d’Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, de Charles Michel, Président du Conseil européen ; de Luis Almagro, Secrétaire général de l’Organisation des Etats américains ainsi que du Conseil permanent de cette dernière Organisation, le concert des plus hauts représentants des organisations internationales est unanime : l’attaque contre la souveraineté de l’Ukraine a été faite en violation des principes gouvernant le droit international.
La Charte des Nations-Unies – texte phare de l’ère post-45 – pose en effet sans ambiguïté le principe de l’interdiction du recours à la force entre Etats (article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies).
Si le droit international public connaît trois types d’exceptions à ce principe (l’appel à l’aide ; l’intervention autorisée dans le cadre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, et last but not least, la légitime défense sur la base de l’article 51 de la Charte) aucune d’elle, en l’espèce, ne trouve à s’appliquer, comme l’a très bien bien montré Raphaël Maurel dans une contribution pour les Surligneurs.
Quelles sont les marges de manœuvre des organisations internationales dont la Russie est membre (ONU et Conseil de l’Europe) ?
L’ONU est l’organisation internationale qui, à ce jour, a montré de façon flagrante son impuissance, laquelle découle directement des règles de fonctionnement du Conseil de sécurité, telles que posées au sortir de la IIème guerre mondiale et jamais réformées à ce jour. En effet, un projet de résolution, présenté le 25 février 2022 par les Etats-Unis et l’Albanie au Conseil de sécurité, réaffirmait l’attachement à la souveraineté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Alors que le projet de texte reçut 11 votes favorables, suivi de 3 abstentions (Chine, Inde, Emirats arabes unis), il fut bloqué par le véto russe. Et pour cause : composée de 15 membres, donc 5 membres permanents détenteurs d’un droit de véto, l’instance décisionnaire des Nations Unies se retrouva paralysée par le veto de l’Etat agresseur. L’explication fournie par le Représentant permanent de la Russie au Conseil de Sécurité, Vassily Nebenzia, afin d’expliquer son vote, laisse à voir un cynisme tragique :
« Chers collègues, la Russie a voté contre le projet de résolution anti-russe et anti-ukrainien qui a été présenté au Conseil de sécurité aujourd’hui. Je pense que je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi il est anti-russe – il suffit de l’examiner brièvement. Mais pourquoi anti-ukrainien ? Parce que ce document, sans aucun doute, contredit les intérêts fondamentaux du peuple ukrainien, car il cherche à protéger et à sécuriser en Ukraine le système de pouvoir qui a amené le pays à cette tragédie qui dure depuis au moins 8 ans déjà. Nous remercions ceux qui ont choisi de ne pas soutenir ce projet. »
Quand bien même le Secrétaire général de l’ONU déroule un discours d’apaisement, insistant sur la nécessité du « dépôt des armes » par la Russie, en essayant dans le même temps de parer au plus pressé en termes humanitaires, le fait est là : l’impuissance onusienne est flagrante. Cela n’a pas empêché l’Ukraine de saisir le 26 février 2022 l’organe judiciaire principal des Nations Unies, la Cour internationale de Justice (cf article du Professeur V. Ndior sur notre Blog).
Les marges de manœuvre du Conseil de l’Europe (composé de 47 Etats membres) sont quelque peu plus importantes. Cette grande organisation pan-européenne, créée en 1949 afin de consacrer et défendre les valeurs de la démocratie libérale, fut rejointe par la Russie en 1996. L’ADN de l’Organisation, mentionnée à l’article 3 de son statut, consiste à reconnaître « le principe de la prééminence du droit » ; tout Etat membre qui « enfreint gravement » cette disposition, « peut être suspendu de son droit de représentation » et peut être « invité par le Comité des Ministres à se retirer » du Conseil de l’Europe (article 8). Dans une décision adoptée le 25 février 2022, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe décida de « suspendre » la Russie de ses droits de représentation, tant en son sein qu’au sein de l’Assemblée parlementaire. Si l’avertissement est clair, il n’en est pas moins réfléchi et mesuré car la Russie reste, à ce jour, membre de l’organisation et partie à toutes les conventions adoptées sous son égide, notamment la Convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentales (CEDH). Ce faisant, le juge russe (Mikael Lobov) peut continuer de siéger au sein de la Cour européenne, tandis que les requêtes contre la Russie continuent d’être examinées.
A ce stade, la question qui se pose est de savoir si le Conseil de l’Europe – au regard de l’accélération et de l’intensification des exactions russes en territoire ukrainien – décidera de passer à la vitesse supérieure en « invitant » la Russie à se retirer » (article 8) ou s’il privilégiera le maintien de l’ouverture de « canaux de communication » ? La Real politik l’emportera t’elle (sachant que la Russie est un des plus gros contributeurs au budget du Conseil de l’Europe), sur le respect du droit tel qu’incarné aux articles 3 et 8 du Statut ?
L’Union européenne a-t-elle plus de marge de manœuvre ?
La brutalité de l’agression russe en Ukraine a fait réagir crescendo l’Union européenne. En l’espace de quatre jours (24-27 février 2022), elle a réussi à faire ce qu’elle n’avait pas réussi à faire en 30 ans dans le domaine de la sécurité et de la défense. Dès l’annonce de la reconnaissance, par la Russie, des deux régions séparatistes russes de Donetsk et de Louhansk, l’Union a réagi le 23 février 2022 par l’adoption d’une série de sanctions très ciblées.
L’invasion de l’Ukraine, le lendemain, engendra également une réaction immédiate. Si les conclusions du Conseil européen en date du 24 février 2022, ont condamné l’invasion russe – considérant notamment que « le recours à la force et à la coercition pour modifier les frontières n’a pas sa place au vingt-et-unième siècle », des actions de représailles ont rapidement suivi la rhétorique symbolique de la condamnation. En effet, un premier jeu de sanctions ciblées fut adopté le jour suivant, le 25 février 2022. Des sanctions d’ordre financier, tout d’abord, visant 70 % du marché bancaire russe, ainsi que les principales entreprises publiques, notamment dans le domaine de la défense. Il s’est également agi de viser le secteur de l’énergie, un domaine économique clé qui profite particulièrement à l’État russe. A été également décrétée l’interdiction des exportations européennes, dont l’ambition est de frapper le secteur pétrolier en rendant impossible pour la Russie de moderniser ses raffineries. Au-delà de ces mesures, l’interdiction de la vente d’avions et d’équipements aux compagnies aériennes russes ; la limitation de l’accès de la Russie à des technologies cruciales (telles que les semi-conducteurs ou les logiciels de pointe), ainsi que la restriction de l’accès à l’Union européenne des diplomates russes ainsi que des groupes et autres hommes d’affaires qui y sont liés, furent également décrétées.
Bien que saluées, ces sanctions étaient loin d’être suffisantes pour nombre de parties prenantes, au premier chef, pour le président V. Zelensky. Le samedi 26 février 2022 marqua un premier tournant significatif dans la stratégie d’étranglement et d’isolement financier de la Russie. Attendu de longue date par l’Ukraine (notamment depuis 2014 quand la Russie avait annexé la Crimée dans la quasi indifférence générale), la Commission européenne, ainsi que la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, le Canada et les Etats-Unis adoptèrent un « joint statement » aux premières phrases très solennelles : la stratégie d’étranglement financier radicale était enfin actée puisqu’il fut décidé de retirer « certaines banques russes » du système de messagerie SWIFT. Annoncée, cette mesure doit toutefois désormais être mise en œuvre, avec rapidité et efficacité, ce qui ne sera guère aisé, à tout le moins prendra du temps. La déclaration individuelle de la Présidente de la Commission adoptée le même jour précise bien qu’elle devra « proposer aux leaders européens » de suivre l’engagement qu’elle a adoptée avec les partenaires canadiens, américains ainsi qu’avec l’Allemagne, la France et l’Italie.
A chaque jour, toutefois, son lot d’actions toujours plus étonnantes et imposantes. La détermination de la Présidente de la Commission européenne apparut grandissante dimanche 27 février 2022, quand elle annonçait une série de mesures hors du commun : en plus de décider de sanctionner le régime biélorusse de Lukachenko (allié de la Russie) ; de mettre un terme aux désinformations toxiques des Radios et télévisions russes en Europe (Russia Today, Sputnik et autres médias du même type) ; d’interdire le survol de l’espace aérien européen à toute compagnie russe ; l’Union européenne, pour la première fois de son histoire, s’engageait à financer l’achat et la livraison d’armes à l’Ukraine.
Cet engagement européen prit un tour singulier avec l’alignement inconditionnel de l’Allemagne. Dans un discours historique devant le Bundestag, Olaf Scholz, inscrivait ses pas dans ceux de la Commission européenne en décidant de débloquer 100 milliards d’euros pour moderniser sa défense et d’envoyer des armes à l’Ukraine.
4 jours après le début d’une agression qui a sidéré le monde, si l’organe décisionnaire de l’ONU est paralysé et si le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a pris une mesure somme toute essentiellement symbolique, c’est l’Union européenne qui a, contre tout attente, réussi à réagir à la hauteur de la gravité de la situation. Il s’agit en quelque sorte d’un retour (inespéré) aux sources : celle de l’Unité pour préserver la Paix.