Par Alan Hervé – Professeur à Sciences Po Rennes – Chaire Jean Monnet en droit de l’Union européenne
L’adhésion de la fédération de Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2012 semblait témoigner d’une insertion progressive de cet ancien pays communiste dans la mondialisation libérale et le système des échanges internationaux. L’agression armée de l’Ukraine a pour conséquence la réactivation de sanctions commerciales qui s’inscrivent dans une stratégie d’isolement économique de la Russie. Les règles du système commercial multilatéral tendent à s’effacer au profit de mesures unilatérales dictées par une logique d’affrontement, comme au temps de la guerre froide.
L’Ukraine et la Russie sont aujourd’hui membres de l’OMC. Dans quel contexte historique ces deux pays ont-ils rejoint cette organisation ? Quelle est l’histoire de leur relation économique et commerciale ?
Aujourd’hui membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ces deux pays, en tant que composantes de l’URSS, avaient été historiquement au centre d’une organisation internationale des échanges, le Conseil d’assistance économique mutuelle (COMECON). Cet « anti-GATT », regroupant pendant la guerre froide des pays du bloc de l’Est ainsi que le Vietnam, avait son siège à Moscou, et venait coordonner les différents « plans » des membres selon une division « rationnelle » du travail. Supposément respectueuse de l’égale souveraineté des membres, cette organisation était la traduction d’une entreprise de domination bureaucratique, commerciale et économique de la part des soviétiques, en particulier de la Russie.
L’Union soviétique a aussi su tisser des liens commerciaux avec les nations capitalistes. Mais elle s’est toujours refusée à reconnaître la personnalité juridique et l’existence de la Communauté économique européenne, et a préféré négocier certains accords directement avec les États, notamment la France.
Cette organisation a pris fin en 1991 à la chute du mur et avec l’effondrement de l’URSS. La Russie et l’Ukraine développent à partir de ce moment-là des politiques commerciales autonomes, en accord avec leur souveraineté respective. Ainsi la Russie va-t-elle signer avec l’Union européenne un accord de commerce et de coopération en 1997. Sans être un accord de libre-échange, ce texte promeut le commerce et l’investissement bilatéral et prévoit l’octroi mutuel du traitement de la nation la plus favorisée, tout avantage douanier accordé par l’une des Parties à un pays tiers devant alors être automatiquement étendu à l’autre Partie. L’Ukraine fera de même l’année suivante. Ces deux États vont aussi négocier leur entrée dans l’OMC, à l’instar de nombreux anciens pays du bloc de l’Est. Ce sera chose faite pour l’Ukraine dès 2008, dans le prolongement de la révolution orange de 2004 et la perspective d’un rapprochement vers l’Ouest. La Russie devra attendre 2012 pour intégrer l’organisation multilatérale. Elle a aussi poursuivi la négociation d’une série d’accord commerciaux avec des pays faisant partie de sa zone d’influence traditionnelle.
Vladimir Poutine défendait depuis son arrivée au pouvoir l’intégration de l’Ukraine dans l’Union économique eurasienne, projet d’union douanière signé en 2015 réunissant des pays de l’espace post-soviétique (Russie, Belarus, Kazakhstan, Arménie et Kirghizistan). Il était cependant impossible de cumuler la participation à cette union douanière, qui supposait pour l’Ukraine de renoncer à décider seule de ses tarifs douaniers, avec la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne. En effet, cet accord d’association, négocié entre 2007 et 2012, prévoyait lui-même la création d’une zone de libre-échange approfondie entre l’Union européenne et l’Ukraine et une reprise étendue par cette dernière des règles du marché intérieur au titre de « [l’]harmonisation des législations ». Cet arrimage juridique, commercial et politique de l’Ukraine à l’Union européenne était inacceptable pour la Russie et son président, qui ont alors fait pression sur les autorités ukrainiennes et les ont forcé à renier leur engagement de signer l’accord d’association. Ce volte-face sera à l’origine des manifestations de la place Maïdan, et d’une seconde révolution ukrainienne fin 2013. Le nouveau pouvoir à Kiev choisira d’approuver l’accord d’association, appliqué depuis 2016.
Ce tournant vers l’Ouest ne sera jamais accepté par la Russie qui, en retour, décide au début de l’année 2014 d’annexer la péninsule de Crimée et de déstabiliser durablement le Donbass ukrainien.
Le 2 mars 2022, l’Ukraine a notifié à l’OMC un embargo commercial à l’encontre de la Fédération de Russie. Ce type de mesure est-il conforme aux règles de l’OMC?
Les sanctions commerciales entre ces deux pays ne sont pas nouvelles et constituent le prolongement du conflit ouvert en 2014.
Des mesures russes adoptées contre l’Ukraine, empêchant de faire transiter par la Russie des marchandises d’origine ukrainienne à destination de pays tiers, ont été à l’origine du différend Russie – Trafic en transit, et du premier rapport d’un groupe spécial de l’OMC, publié en 2019, qui a eu à apprécier la légalité de violations des règles du GATT justifiées au nom de l’impératif de sécurité nationale. Sans aller jusqu’à reconnaître l’incompétence des organes de jugement de l’OMC chaque fois que l’exception de sécurité nationale est soulevée, ce rapport a largement confirmé « l’autonomie de jugement » dont disposent les membres pour adopter des mesures a priori contraires aux règles multilatérales « en temps de guerre ou en cas de grave tension internationale » selon la formule employée à l’article XXI b) iii) du GATT de 1994, et elle-même héritée du contexte de la guerre froide.
Les membres sont, dans un tel cas de figure, libres d’apprécier l’étendue et la proportionnalité de leur mesure. Les autres accords de l’OMC en vigueur depuis 1995 (Accord général sur le commerce de services et Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) contiennent des exceptions équivalentes. On doit au demeurant remarquer que, par-delà le cas extrême de l’Ukraine, les membres de l’OMC ont multiplié ces dernières années les mesures fondées sur les exceptions de sécurité nationale. En témoignent les mesures de l’administration Trump sur l’acier et l’aluminium de 2018, tout comme celles de l’Arabie Saoudite à l’encontre du Qatar qui ont également fait l’objet de différends.
Dans un contexte de très hautes tensions internationales, ces exceptions de sécurité tendent à absorber l’ensemble des mesures de politiques commerciales, qui cessent d’être régies par la règle de droit, et obéissent désormais à une logique de puissance et de rapport de force.
On notera aussi que depuis 2014, et à la suite de la première remise en cause de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’Union européenne a mis en œuvre un ensemble de mesures restrictives visant le commerce de certains biens et technologies avec la Russie, tels que les biens à double-usage (civils et militaires), et a par ailleurs prohibé les importations en provenance des territoires annexés par la Russie. Cette dernière a répliqué par une interdiction d’importer une liste de produits agricoles originaires de l’Union, officiellement justifiée au nom de considérations sanitaires.
L’Ukraine a demandé aux autres membres de l’OMC d’aller plus loin et de suivre sa position à l’encontre de la Russie. Est-ce envisageable et, plus largement, le comportement de la Russie est-il compatible avec son maintien dans cette organisation ?
Il s’agit, depuis la création du système commercial multilatéral, de la première tentative d’annexion de l’ensemble du territoire d’un pays membre de l’OMC par un autre pays membre. Malgré cela l’OMC, organisation économique spécialisée dont le système de décision repose sur le consensus, ne dispose pas des mécanismes adaptés pour y répondre.
Des membres de l’OMC, soutiens de l’Ukraine, vont probablement tenter d’isoler diplomatiquement la Russie au sein de l’organisation, à l’instar de la stratégie menée dans le cadre onusien (voir article de J.-M. Sorel sur notre Blog). Une réaction ambitieuse de l’OMC est toutefois illusoire. En témoigne la déclaration très prudente du 2 mars 2022 de sa directrice générale, Mme Ngozi Okonjo-Iweala, qui évoque une « tragédie » en Ukraine, en omettant mentionner le rôle de la Russie, et s’inquiète des « conséquences commerciales de ce conflit ». Le 4 mars, l’Union européenne et les États-Unis ont également de décidé de suspendre la Russie du groupe de coordination des pays développés, qui réunit de façon informelle ces pays dans le cadre des négociations multilatérale, en particulier la future conférence ministérielle censée se tenir en juin prochain. La portée de cette décision est donc essentiellement symbolique. Du reste, le retrait de l’OMC ne peut être que volontaire, et la Charte constitutive de l’organisation ne prévoit pas la possibilité d’exclure un de ses membres.
Une nouvelle fois, ce sont les mesures unilatérales, prises en dehors du cadre de l’OMC qui compteront. Sans qu’il soit en l’état question de mettre en œuvre un embargo économique total, des sanctions commerciales nouvelles sont en préparation dans plusieurs pays. Il en va ainsi par exemple du Canada qui vient d’annoncer une hausse massive de ses tarifs douaniers à l’encontre de la Russie – avec un taux tarifaire porté à 35 % visant pratiquement toutes les importations – et plus largement la suspension de l’application du traitement de la nation la plus favorisé à l’encontre de la Russie et du Belarus. Or, le refus d’appliquer cette règle cardinale de l’OMC équivaut de facto pour le Canada à considérer que ces pays ne font aujourd’hui plus partie, à ses yeux, du système multilatéral. Il est probable que les États-Unis et surtout l’Union européenne, qui demeure de très loin le premier partenaire commercial de la Russie et la première source de débouché de ses exportations, prennent rapidement des décisions similaires. Il faudra cependant surveiller de près la portée réelle des mesures européennes, à raison de la dépendance bien connue à l’égard de nos importations en provenance de Russie. Bien entendu, la Russie pourrait à son tour réagir, en choisissant par exemple de limiter ou de suspendre les exportations de matières premières ou de biens énergétiques. La République populaire de Chine, autre grande puissance commerciale de l’OMC, n’a pour l’heure annoncé aucune mesure.