Par Aurélien Antoine – Professeur à la Faculté de droit de l’Université Jean Monnet et Directeur de l’Observatoire du Brexit
Après une campagne expresse qui n’en fut pas vraiment une, Rishi Sunak est le troisième leader du parti conservateur à occuper le poste de Premier ministre en moins de quatre mois. Cette instabilité pose la question la légitimité du nouveau locataire du 10 Downing Street et d’une éventuelle dissolution du Parlement si des circonstances précises sont réunies.
Comment la désignation expresse du nouveau Premier ministre, Rishi Sunak, s’est-elle déroulée ?
Lorsque Liz Truss a annoncé sa démission du poste de cheffe du parti conservateur le jeudi 20 octobre, le Royaume-Uni était en proie depuis plusieurs semaines à la suspicion des marchés financiers et à une dépréciation majeure de sa monnaie à l’égard du Dollar américain. Du fait de cette défiance, il était urgent d’éviter toute incertitude politique durable. En conséquence, le parti conservateur ne pouvait se payer le luxe d’une campagne longue afin de désigner son nouveau leader destiné à devenir la ou le futur(e) Premièr(e) ministre. Le président de la Commission 1922 (qui réunit l’ensemble des députés conservateurs) dirigée par Graham Brady a rapidement réagi en prévoyant que l’élection du troisième dirigeant des tories en moins de quatre mois serait achevée le 28 octobre.
La célérité du processus avait aussi pour but d’éviter d’exacerber les divisions d’un parti qui en est déjà perclus. En imposant aux candidats de se dévoiler au plus tard le lundi 24 octobre, à 15 h (heure de Paris), la Commission 1922 poussait les Members of Parliament (MPs) à faire un choix efficace. De surcroît, il a été fixé un seuil exceptionnel de cent parrainages pour prétendre concourir. Les tories étant au nombre de 357, cette exigence limitait de facto à trois le nombre d’aspirants au poste. La première à s’être publiquement lancée dans la course fut Penny Mordaunt, ministre sortante chargée des Relations avec la Chambre des Communes (Leader of the House of Commons).
Tout au long du week-end, les rumeurs allaient bon train quant au retour de Boris Johnson. Revenu précipitamment des Caraïbes où il n’en finissait pas de prendre des congés relativement peu mérités depuis son départ du 10, Downing Street, l’ancien Premier ministre a renoncé, bien qu’il ait prétendu sans preuve qu’il avait réussi à obtenir une centaine de soutiens.
Le favori et ancien candidat malheureux à la direction du parti, Rishi Sunak, s’est déclaré sur le tard alors même qu’il réunissait déjà toutes les conditions nécessaires pour se présenter. Au début de l’après-midi du 24 octobre, Rishi Sunak s’est finalement retrouvé seul en lice après la défection de Penny Mordaunt qui n’a pu attirer suffisamment de MPs vers sa personne. Accusant Boris Johnson d’avoir saboté sa campagne en détournant certains députés de leur choix, la candidate malheureuse a été maintenue à son poste de ministre dans le cabinet de Rishi Sunak.
Faute de compétiteur, l’ancien chancelier de l’Échiquier qui a géré sur le front budgétaire la crise de la Covid-19 est devenu automatiquement le nouveau leader du parti tory. Nommé par Charles III le 25 octobre, Rishi Sunak est le premier chef du gouvernement britannique de couleur issu d’une minorité ethnique. Son succès a plutôt rassuré les partenaires européens et les marchés, laissant augurer d’une période d’accalmie qui pourrait toutefois s’avérer temporaire.
Plusieurs voix se sont fait entendre pour contester sa légitimité. Quelle est la pertinence de cet argument ?
Désigné sans programme, sans campagne et sans vote des militants, Rishi Sunak n’est pas le chef conservateur le mieux élu de l’histoire depuis que le parti a introduit une procédure de sélection pourtant ouverte aux militants en 1998.
À cette légitimité interne limitée qui pourrait rapidement conduire à une résurgence rapide des luttes intestines entre les différents courants du parti, s’ajoute une légitimité démocratique plus que douteuse. En principe, le Premier ministre britannique est le chef du parti arrivé en tête des élections générales sur la base d’un programme déterminé (le manifesto) auquel il doit rester fidèle. Cette exigence emporte des conséquences de droit politique : un gouvernement qui soumettrait au Parlement un texte qui ne serait pas prévu dans son programme législatif (notamment présenté dans le manifesto, mais également lors du discours du Trône), s’expose au rétablissement d’un bicaméralisme égalitaire dans le processus d’adoption des lois ordinaires. Autrement dit, la Chambre des Lords retrouve son pouvoir de bloquer un tel texte. Cette règle, connue sous le nom de convention Salisbury, permet de comprendre le lien étroit entre l’élection, le programme du vainqueur et la capacité d’action du Premier ministre qui n’est complète que lorsqu’il dispose d’un mandat démocratique clair, fondé sur des promesses et des réformes auxquelles les électeurs ont explicitement adhéré.
La question de la légitimité avait déjà été posée lors de l’accession au poste de Premier ministre de Boris Johnson en juillet 2019 après les défaites successives de Theresa May aux Communes lors de la validation du traité de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne. Toutefois, l’ancienne Première ministre avait pour objectif majeur d’obtenir un accord avec l’UE, ce qu’elle avait parfaitement assumé à l’occasion de la campagne électorale du printemps 2017. En devenant chef du gouvernement, Boris Johnson n’avait pas d’autres ambitions. D’ailleurs, une fois qu’il parvint à achever la première phase juridique du Brexit conforme au programme tory de 2017 et voulut tourner cette page, il se présenta devant les électeurs.
Le cas de l’accès de Liz Truss au poste de Première ministre est déjà plus problématique. La politique fiscale portée par son éphémère ministre des Finances, Kwasi Kwerteng, était partiellement en rupture avec les orientations du précédent Cabinet (des baisses massives d’impôts à destination des plus aisés sans nouvelles ressources budgétaires). Au contraire, l’adversaire de Liz Truss lors de la course électorale de l’été 2022, Rishi Sunak, promouvait la continuité avec ce qu’il avait mis en place en tant que chancelier de l’Échiquier de Boris Johnson avant de démissionner sur fond de partygate.
Cependant, même si les déclarations du nouveau Premier ministre laissent penser que son action sera plus en phase que celle de Liz Truss avec le manifesto qui a conduit à la large victoire des tories en 2019, rien ne permet d’affirmer qu’il le respectera dans ses grandes lignes, faute d’avoir pu présenter un véritable programme. La composition de son gouvernement marque d’abord une volonté de pacifier le parti conservateur avec des choix qui inquiètent parfois (le retour de la très droitière Suella Braverman à l’Intérieur et de Dominic Raab à la Justice). Finalement, parmi les trois derniers dirigeants conservateurs, seul Boris Jonhson a bénéficié d’un sacre électoral et d’un programme adoubé par une majorité d’électeurs. Ce constat fut d’ailleurs exploité par ses alliés en vue de justifier son retour au 10 Downing Street.
Le seul argument qui pourrait justifier les ruptures programmatiques successives depuis plusieurs mois est celui des changements de circonstances majeurs survenus par deux fois : la pandémie de Covid-19, puis la guerre en Ukraine. Malheureusement pour les conservateurs, le spectacle désolant qu’ils ont montré cet automne 2022 résulte de leurs propres turpitudes, mais surtout les décisions catastrophiques du Cabinet dirigé par Liz Truss qui ont accéléré la crise dans un Royaume-Uni exsangue.
À la lumière de la grave crise politique que le Royaume-Uni traverse, des élections générales anticipées sont-elles envisageables ?
La gravité de la situation aurait peut-être justifié en d’autres époques la constitution d’un gouvernement d’union nationale. Improbable aujourd’hui, l’hypothèse de la dissolution a aussi été évoquée à plusieurs reprises. La première remarque qui s’impose réside dans les risques qu’une telle décision ferait courir au Royaume-Uni. L’organisation puis la campagne d’élections générales qui résulteraient d’une dissolution prennent du temps. En raison des incertitudes politiques durables qui en découleraient, le Royaume-Uni s’enfoncerait un peu plus dans la crise. Rishi Sunak a donc écarté la dissolution réclamée par l’opposition travailliste, mais aussi par les libéraux-démocrates et le parti national écossais.
Néanmoins, du point de vue de la logique du parlementarisme britannique, une dissolution serait souhaitable. Lorsque les parlementaires du parti au pouvoir n’arrivent plus à s’accorder pour soutenir un gouvernement sur le long terme, l’arbitrage des électeurs devient indispensable. C’est dans une certaine mesure, ce qui a fini par s’imposer en 2019 tandis que les conservateurs ne parvenaient pas à s’entendre. Boris Johnson avait su, à l’époque, trouver la bonne formule pour réunir son camp et attirer des sympathisants d’un parti travailliste lui-même victime de profondes dissensions internes.
Si la dissolution n’est pas envisageable ni même souhaitable dans le très court terme, elle pourrait être nécessaire dans des circonstances particulières, mais en partie contradictoires : une accalmie de la crise conjuguée à une incapacité de Rishi Sunak à véritablement restaurer à la fois un semblant d’unité chez les tories et une réelle adhésion de la population à sa politique. Trois cas de figure seulement peuvent conduire à des élections anticipées, c’est-à-dire avant la fin de la législature actuelle censée courir jusqu’à la mi-décembre 2024 :
- Depuis l’abrogation du Fixed-term Parliaments Act 2011 par le Dissolution and Calling of Parliament Act 2022, la dissolution est redevenue une prérogative royale exercée par le Premier ministre (le monarque se contentant d’un rôle purement formel). Le Premier ministre pourrait juger qu’à l’aune d’une conjoncture plus favorable, les conservateurs auraient de meilleures chances de rester majoritaires que si le scrutin se déroulait en janvier 2025. Nous serions alors en présence d’une dissolution stratégique ou « à l’anglaise ».
- Après le dépôt d’une motion de censure par l’opposition qui serait adoptée par une majorité de députés. La dernière qui a abouti remonte à 1979 à une majorité d’une voix (l’absence d’un MP travailliste, gravement malade, avait pesé très lourd dans la balance). Elle fut déposée par Margaret Thatcher contre le gouvernement Callaghan à une époque où le Royaume-Uni était aussi victime d’une crise économique violente.
- Après la défaite du gouvernement sur un texte qu’il considérait comme majeur en engageant sa responsabilité. Cette responsabilité est aussi implicitement mise en cause après tout discours du Trône et lors de l’adoption du budget.
Dans les deux derniers cas, le Premier ministre peut se contenter de démissionner sans solliciter la dissolution auprès du monarque s’il perd la confiance d’une majorité de MPs ayant pris part au vote. En outre, sauf défection d’un nombre important de MPs qui entraînerait des sanctions par les whips (parlementaires chargés de la discipline au sein du parti) à leur encontre, ces cas de figure ont peu de chance de survenir à brève échéance. Un retour de Boris Johnson au 10 Downing Street aurait sans doute rendu plus plausible une telle éventualité dans l’immédiat.
Il n’en reste pas moins que, depuis 2019, la valse des Premières et des Premiers ministres marque une crise de confiance longue dont l’épilogue prévu en janvier 2025 paraît bien trop lointain. La démocratie britannique a certainement autant besoin d’alternance que le parti conservateur d’un examen de conscience que favoriseraient quelques années dans l’opposition.