Nul n’a pu échapper à la polémique soulevée en début d’année par l’introduction, dans le projet de loi Macron, d’un amendement visant à conférer en droit français un statut précis au « secret des affaires » et à définir des sanctions pénales en cas de violation de ce dernier. L’enjeu était de mieux protéger les actifs de nos entreprises dans un contexte de multiplication des actes de cybercriminalité et d’espionnage économique.
En tant que tel, cet amendement, suffisamment consensuel pour être adopté en commission tant par la gauche que par la droite, n’était pas de nature à soulever une vague d’indignation. Il ne visait ni plus ni moins qu’à aligner le droit français sur d’autres systèmes juridiques et à anticiper une directive européenne en cours d’élaboration. Ce dispositif aurait permis aux entreprises françaises de jouir d’une meilleure protection des procédés et des données qui pour l’heure échappent au droit de la propriété industrielle ou intellectuelle.
Ce projet ne recelait aucun péril et pourtant l’inquiétude a grandi au point de faire de cet amendement un mort-né législatif. De nombreuses voix se sont en effet élevées pour dénoncer une atteinte grave à un autre secret, celui qui protège les sources des journalistes. Cette incompatibilité proclamée était pourtant totalement infondée.
Rappelons que le secret des sources est déjà protégé par la loi du 29 juillet 1881 pour les journalistes dans l’exercice de leur mission d’information du public. Il est interdit à toute autorité de porter atteinte, directement ou indirectement, au secret des sources sauf s’il existe un « impératif prépondérant d’intérêt public » le justifiant. En dépit de cette protection législative, le secret des sources a été malmené ces dernières années dans l’affaire dite des « fadettes », qui avait conduit la DCRI et le Parquet de Nanterre à s’intéresser aux factures détaillées de journalistes du Monde, afin d’identifier d’éventuelles violations du secret de l’instruction dans l’affaire Bettencourt. A cause de ces polémiques et d’une définition floue de la notion d’impératif prépondérant d’intérêt public, un projet de loi, en cours d’examen devant l’Assemblée nationale, doit mieux encadrer les atteintes légitimes au secret des sources. Ces atteintes seraient confiées au contrôle a priori d’un juge et obéiraient à des conditions plus précises que l’impératif prépondérant d’intérêt public.
L’exposé des motifs du projet de loi rappelle à juste titre le rôle de « chiens de garde de la démocratie » que jouent les journalistes, selon l’expression consacrée de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ainsi, bien au delà du secret des sources, c’est la nécessité de protéger la liberté d’expression qui est en jeu dans ce débat.
La liberté d’informer doit être défendue avec une infinie vigueur juridique et politique. L’on ne saurait transiger avec cela. Néanmoins, les autres libertés et droits fondamentaux ne doivent pas être relégués au second plan. Pour cette raison, on peut légitimement se demander si le choix d’enterrer l’amendement sur le secret des affaires n’était pas précipité et disproportionné
En effet, protéger les libertés, pour la Cour européenne des droits de l’Homme comme pour le Conseil constitutionnel français, c’est avant tout opérer une mise en balance des libertés fondamentales entre elles. En d’autres termes, c’est rendre opérant le principe selon lequel une liberté s’arrête là où commence une autre. Nombreuses sont les libertés qui s’entrechoquent dans l’espace public: liberté d’informer et droit à la vie privée, droit de propriété et droits sociaux, liberté de croyance et principe laïcité…
Tout comme le secret des sources est un corollaire de la liberté d’expression, le secret des affaires est une protection du droit de propriété. Dès lors que le droit de propriété et la liberté d’informer rentrent en collision au travers du secret des affaires et du secret des sources, il appartient au législateur, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, de trouver un juste équilibre entre l’un et l’autre. Cet équilibre n’est probablement pas simple à délimiter mais il existe des pistes pour y parvenir. Ainsi, le projet de loi pré-cité sur le secret des sources prévoit que les journalistes ne pourront pas faire l’objet de condamnations au titre de certains délits, comme par exemple pour recel de violation du secret de l’instruction. Il suffirait d’y ajouter la violation du secret des affaires pour mettre les journalistes à l’abri de poursuites pénales à ce titre, tout en permettant aux entreprises de disposer d’un recours efficace contre les actes d’espionnage économique.
Enfin, formons le vœu que le débat relatif au secret des affaires et au secret des sources soit l’occasion de réfléchir à la place des secrets dans notre société et, en conséquence, dans notre ordre juridique: au fur et à mesure que s’accroît légitimement la protection des sources des journalistes, le secret professionnel ne cesse pour sa part de reculer, alors même qu’il protège tantôt le droit fondamental à la vie privée (secret médical et secret bancaire), tantôt le droit non moins fondamental à la présomption d’innocence (secret de l’instruction), tantôt les deux (secret professionnel de l’avocat).
Il serait en définitive heureux que le législateur s’empare « des secrets » pour légiférer sur les contours de ceux-ci et sur les limites qu’ils s’imposent les uns aux autres.