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Hybridation, par Dan Benguigui

L’émergence d’un contentieux protéiforme et incertain peut-elle paralyser la vie des affaires ?

Un phénomène étrange, que l’on serait tenté de qualifier d’hybridation du contentieux des affaires, semble imprégner à bas bruit le paysage juridique français. De mêmes faits, s’inscrivant dans un environnement matériel, temporel et spatial commun, fournissent un terreau singulièrement fertile à des poursuites concomitantes, de nature à la fois civile, pénale et administrative. Au croisement d’une judiciarisation croissante de l’économie et de la convergence de nos procédures traditionnelles de droit interne, cette hybridation semble témoigner d’une volonté d’opposer aux agents économiques une menace contentieuse exacerbée, sous les traits d’une responsabilité aux contours incertains, et susceptible de se décliner sur tous les terrains.

Assignations, plaintes ou citation directes, signalements aux agences de régulation, contentieux civil et pénal, enquêtes ou contrôles administratifs, cohabitent ainsi de plus de plus fréquemment dans le même dossier. Et il paraît désormais trivial, ou presque, de constater que des fautes relevant pourtant naturellement de la sphère commerciale, viennent alimenter des mises en cause pénale ou administrative. Que des plaideurs se plaisent à se saisir d’un non-respect de règles de bonne conduite – soit de normes règlementaires édictées dans le but de protéger un intérêt général – pour affermir les fondements d’une action indemnitaire privée est une chose. Que parquetiers et juges d’instruction croient pouvoir y déceler, heureusement de façon exceptionnelle, le ferment d’une intention criminelle, en est une autre, autrement plus lourde de conséquences. Pour n’en citer qu’un exemple, un fleuron de notre industrie a dernièrement été mis en examen du chef de « blanchiment de corruption et de détournement de fonds publics », pour avoir « manqué à ses obligations [règlementaires] de vigilance » (Le Monde, 20 mai 2021). En omettant d’effectuer une déclaration de soupçon à TRACFIN, l’assujetti aurait sciemment blanchi le produit de manquements à la probité. L’hybridation semble ici opérer au détriment d’une application stricte de la norme pénale.

Plusieurs affaires ayant marqué ces 15 dernières années illustrent également cette lente évolution. De procédures issues de la commercialisation de produits de placement (fonds nourriciers Madoff, Doubl’ô, fraudes au FOREX) ou d’emprunts (prêts en francs suisse, emprunts toxiques), aux différends qui ont plus récemment opposé le short-seller Muddy Waters à Casino ou à Solutions 30… Il n’est plus rare que le contenu ou les omissions alléguées d’un support promotionnel, d’un prospectus ou d’une communication financière, conduisent une entité à affronter parallèlement des actions civiles, individuelles ou collectives, ainsi que des investigations administratives, diligentées par les autorités de supervision financière et bancaire, ou la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, et pénales, notamment conduites par le Parquet national financier.

L’hybridation résulte d’approches renouvelées du contentieux des affaires, souvent plus tactiques et agressives. Mues par une volonté d’exploiter tous les rouages et potentielles largesses de notre système, elles ambitionnent généralement d’assiéger leur cible sur le court terme. En privilégiant des allégations pénales sulfureuses, aux fondations parfois bien fragiles, en multipliant actes introductifs et dénonciations aux autorités, elles nourrissent une menace immédiate : ternir la réputation de l’opérateur et perturber la continuité de ses activités. Ces stratégies semblent d’ailleurs essentiellement prospérer sur une perception particulièrement souple et ouverte de l’exercice de qualification juridique. Preuve en est l’affaiblissement contemporain de certains garde-fous (légalité, interprétation stricte, secrets, présomption d’innocence…), facilitant une forme d’instrumentalisation de nos procédures et textes. Face à cela, la perspective d’une condamnation pour dénonciation calomnieuse, diffamation ou procédure abusive, ne paraît guère dissuasive.

Ce phénomène d’hybridation, dans la mesure où il pourrait renforcer l’insécurité juridique – déjà allègrement nourrie par une inflation normative persistante dans la sphère économique – ne doit pas être passé sous silence. Dans un monde où la menace contentieuse se fait plus imprévisible et mouvante, la démultiplication des normes de conformité (sécurité financière, vigilance, etc.) tout en assainissant la vie des affaires, ne finira-t-elle pas par la paralyser ?

Par Dan Benguigui, avocat associé, Allen & Overy, partenaire du Club des juristes

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