« Société à mission » : Purpose washing ou engagement sincère ?
La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 dite « Pacte » a introduit en droit français la notion de société à mission. Elle constitue le troisième niveau de la « fusée » conçue par les rédacteurs de la loi Pacte après l’impératif de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans la gestion de la société et l’adoption, facultative, d’une raison d’être.
La société à mission tend à dépasser l’intérêt restreint des actionnaires comme finalité exclusive de la société. Au-delà de la recherche du profit, la société à mission manifeste une volonté d’impact social ou sociétal.
Les implications du statut – La société à mission ne correspond pas à une nouvelle forme sociale mais à un simple statut que peut adopter, sous certaines conditions, toute société commerciale ‘ inscrites dans une économie « patiente », prêtes à renoncer à des profits de court terme pour viser une création de valeur durable’ (Rapport Notat-Sénart). L’obtention de ce statut est soumise à quatre conditions : l’adoption d’une ‘raison d’être’ intégrée dans les statuts, la définition d’’objectifs sociaux et environnementaux’ que la société se donne pour ‘mission’ de poursuivre dans le cadre de son activité, et la mise en place d’un contrôle interne (par un comité de mission) et externe (par un organisme tiers indépendant), s’assurant de l’exécution de la mission et du respect des engagements pris par la société. La société déclare sa qualité de société à mission au greffe du tribunal de commerce qui l’inscrit au Kbis et c’est l’organisme tiers indépendant (OTI) qui contrôle a posteriori la satisfaction des conditions relatives à l’adoption du statut de société à mission.
Société à mission et rentabilité financière – Milton Friedman écrivait, en 1962, « peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires ». A travers la proposition du statut de société à mission, notre ‘société libre’ a manifestement évolué. Non pour éliminer le profit, mais pour tenter de cesser d’en faire l’unique finalité de l’entreprise. Il n’y a en effet aucune incompatibilité entre la société à mission et rentabilité financière. Bien au contraire, ce statut marque l’absolue nécessité de les concilier. L’enjeu du statut est en effet de consacrer le rôle ou l’utilité sociale de l’entreprise, à travers la « mission » qu’elle entend poursuivre dans le cadre de son activité via la réalisation des objectifs sociaux et environnementaux qu’elle s’est fixés. Or, dès lors que cette utilité sociale est établie, loin des bullshit jobs de la société de consommation triomphante, il est impératif que la société dure, qu’elle soit pérenne. Et, pour durer, elle se doit d’être rentable, de réaliser des profits car, à défaut, c’est le dépôt de bilan et la disparition de l’utilité sociale qu’elle représentait. Le profit n’est donc pas condamné, bien au contraire, il est une exigence absolue de la société à mission. Le but est simplement inversé : l’objectif ultime est l’utilité sociale de l’entreprise, le profit n’étant plus qu’un moyen – indispensable – de pérenniser l’apport sociétal de l’entreprise. Dans ce contexte, la transformation plus ou moins profonde de l’entreprise qu’implique la réalisation des objectifs de la société à mission peut, certes, affecter sa rentabilité à court terme mais c’est dans le but d’organiser, dans le temps, une création de valeur et des profits durables. Le malentendu qu’a représenté à cet égard le départ d’Emmanuel Faber de ses fonctions de Président Directeur Général de Danone doit impérativement être clarifié : ce n’est ni le statut de société à mission, ni ses conséquences en termes de profits qu’ont sanctionné les actionnaires mais, essentiellement, la méthode employée par le dirigeant qu’ils n’ont pas jugé adéquate. Danone a conservé, après ce départ, son statut de société à mission et ses objectifs avec le plein soutien de ses actionnaires. Cet épisode ne doit ainsi en aucun cas être interprété comme une démonstration de l’incompatibilité entre société à mission et rentabilité financière, ou de l’incapacité des actionnaires à adopter une vision de plus long terme.
L’efficacité du statut – Loin du pur affichage cosmétique, la société à mission se caractérise par un degré supplémentaire d’engagement par rapport à la simple adoption d’une ‘raison d’être’ qui se traduit par la définition d’objectifs identifiables, l’institution du comité de mission, distinct des organes sociaux, et par l’obligation de désigner un OTI. Les engagements de la société à mission correspondent ainsi à une réalité contrôlable, par conséquent engageante. Le risque de « purpose washing » est réel, mais il l’est probablement plus pour l’entreprise insincère que pour l’objectif poursuivi par les rédacteurs de la loi Pacte. A défaut d’actions concrètes et identifiables en vue de la réalisation des objectifs déclinant la mission qu’elle s’est assignée, l’entreprise s’expose à une triple sanction. Une perte de crédibilité interne : le Comité de mission, qui intègre un représentant de des salariés, peut en effet mettre en évidence cette carence au sein de l’entreprise ou lors de la présentation annuelle de son rapport (joint au Rapport de gestion à l’assemblée des actionnaires). Une perte de crédibilité externe, majeure, si l’organisme tiers, dans son avis également joint au rapport annuel et publié sur le site internet de la société, dénonçait une absence d’engagement aboutissant au retrait du statut de société à mission. Contre-publicité significativement plus forte, en négatif cette fois, que l’effet attendu de la démarche insincère de purpose washing. Enfin, un risque réel de responsabilité juridique, fréquemment sous-estimé : il est plus que probable que les actions juridiques se multiplient à l’encontre des sociétés et de leurs dirigeants qui auraient adopté, de mauvaise foi ou pour de pures raisons d’image, le statut de société à mission. Aidés par les travaux de contrôle interne et externe du Comité de mission et des OTI, ces actions pourront être le fait d’ONG, mais aussi de concurrents dénonçant des pratiques commerciales trompeuses, ou encore d’autres parties prenantes telles que les salariés voire les clients de l’entreprise. Dans ces conditions, si le statut de société à mission ne garantit pas l’exécution des engagements RSE, il implique de la part des entreprises qui l’adoptent, comme Orpéa se propose de le faire suite au scandale médiatique en cours, un engagement sincère et concret. A défaut, elles s’exposent à être, d’un point de vue réputationnel et juridique, très lourdement sanctionnées.
Par Hervé Castelnau, avocat associé et Adrien de Carville, avocat collaborateur, Latournerie Wolfrom Avocats (LWA) LLP, partenaire du Club des juristes.