La Cour européenne des droits de l’homme a pris en vingt ans une place éminente dans la vie française, c’est-à-dire dans la vie d’un pays où la morale, y compris politique, est désormais regardée comme contingente, et où les institutions sont plutôt discréditées.
Le « droit », avec ou sans considération pour ceux qui le servent, est donc devenu l’objet de toutes les attentions dans la société. Ainsi la France, après deux siècles de positivisme judiciaire, de rousseauisme juridique, de supériorité de la loi, retrouve-t-elle un peu de cet esprit qui était commun aux rédacteurs de la déclaration des droits et aux pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique: au-dessus de la loi, il existe quelque chose qui vient d’ailleurs et qui la fonde, un lien invisible, idéal, où gît l’essence même du pacte social, une norme toujours à découvrir et par rapport à laquelle les lois elles-mêmes peuvent être jugées. Cette évolution ne va pas de soi.
Elle met fin en pratique à la souveraineté absolue des parlements. Elle fait naître un débat permanent sur les fondements du contrat social. Elle projette la politique directement dans le droit, et le droit le plus élevé dans l’espace politique, y compris au moment de la discussion technique des textes. Elle introduit les juges, et en particulier, les cours suprêmes, à un exercice nouveau auquel un siècle de rôle de simple « bouche de la loi » ne les avait guère préparées. Elle donne lieu à des arrêts qui prennent des allures de remontrances, comme le 21 janvier 2011, où par un arrêt de Grande Chambre, la CEDH interdit de renvoyer en Grèce, pays peu hospitalier, les demandeurs d’asile entrés dans l’Union européenne sous l’empire du règlement « Dublin II », ce à quoi le conseil d’Etat, s’agissant de la France, se refusait continûment depuis près de dix ans; et plus encore le 24 juin 2014, où la CEDH a ordonné, par une mesure d’urgence paralysant une décision du même conseil d’Etat, qu’il ne soit pas mis fin à la vie de Vincent Lambert.
Ce n’est pas pour autant que la CEDH soit devenue une « cour suprême » européenne au-dessus des cours nationales, ni qu’elle ait de son rôle la même conception qu’un juge français. Si la forme de ses arrêts correspond à nos canons nationaux, leur substance est plus anglo-saxonne, plus proche des faits, des circonstances de l’espèce. Son rôle n’est pas de trancher ergo omnes, et une fois pour toutes, un nœud gordien social, de statuer définitivement sur la laïcité, la liberté individuelle, l’essence des droits du détenu. C’est la raison pour laquelle ses arrêts sont parfois mal compris, et selon les cas, jugés soit trop timides soit trop aventureux.
Tel est le cas, par exemple, de l’arrêt relatif à la loi sur l’interdiction du voile intégral dans l’espace public en France. Les commentaires en ont retenu surtout les conclusions, à savoir – on notera la formulation prudente – que l’interdiction posée par la loi du 11 octobre 2010, « peut passer pour proportionnée au but poursuivi ». Mais quels sont les buts légitimes d’une telle interdiction, eu égard à la restriction qu’elle apporte selon la Cour à la liberté religieuse, c’est-à-dire à la liberté de conscience?
Il est remarquable que sur ce sujet, la Cour soit assez sévère avec la France, écartant des motifs qui vont largement de soi pour le personnel politique national, mais qui ne rencontrent pas son approbation: le respect de l’égalité des sexes, puisqu’il faudrait pour l’invoquer « admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger les individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux »; ou, « aussi essentiel soit-il », le respect de la dignité des personnes. Le motif jugé admissible par la Cour est pour finir apparemment le plus étroit qui soit: « le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société ».
A y bien regarder cependant, ce critère est d’une certaine manière plus sévère que bien d’autres, y compris ceux qui n’ont pas été admis par la Cour, puisque sous couvert de contrôle de proportionnalité il est bien affirmé ici que la pratique effective d’une liberté religieuse pourtant garantie par le texte peut être regardée comme contraire a priori – il s’agit bien de juger d’une loi générale – aux « exigences minimales de la vie en société ». Cette motivation très rigoureuse permet de tenir, à mon sens, les développements sur la manière « douloureuse » (sic) dont les débats y relatifs ont été ressentis par les musulmans français pour de simples propos de consolation.