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II. « Reprendre le contrôle » : une idéalisation du pouvoir politique ?

Avec les contributions de Nicole Belloubet, François Lecointre, Eric Thiers et Emmanuelle Mignon

 

Que peut le gouvernement ?

Nicole Belloubet, ancienne ministre, ancienne Professeure des universités et Présidente du Club des juristes.

Nos échanges posent la question du volontarisme en politique. Le volontariste affirme la supériorité de la volonté sur toute autre contrainte et pense pouvoir modifier le cours des choses par cette seule volonté. A vrai dire, la confrontation entre volontarisme et action politique me semble traduire une forme d’oxymore : si l’on ne pense pas pouvoir agir, si l’on s’estime submergé par toutes sortes de contraintes, alors mieux vaut s’abstenir ! En ce sens, je n’adhère pas à la question posée : Les volontaristes idéalisent-ils la puissance du politique ? La politique, c’est du volontarisme ou ça n’est pas ! C’est ce que Jean Jaurès n’a cessé de rappeler : « Le courage, c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense [1]».

Que peut le gouvernement, nous interroge-t-on, empêtré tel Gulliver, dans les entraves juridiques de l’Europe et des juges ? Raisonnons un peu. Selon l’art. 20 de notre constitution, « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Je ne vois pas qu’il en soit empêché. Et à vrai dire, je n’ai jamais entendu dire, en conseil des ministres, que telle ou telle décision était freinée par sa dimension européenne. Certes il y a des orientations politiques délicates à promouvoir. Mais la capacité d’action demeure. Elle demeure d’autant plus que :

  • Le gouvernement adhère aux valeurs de l’Europe. L’Europe c’est d’abord un idéal, un choix de valeurs. C’est sur cette idée à la fois libérale, rationnelle et solidaire que l’Europe s’est construite. C’est donc dans ce cadre que les responsables politiques agissent. Au cœur des valeurs posées par l’Europe libérale figurent la démocratie et l’état de droit[2]. J’y crois !
  • Le gouvernement respecte sa magistrature en tant qu’elle interprète des règles et institue des contre-pouvoirs indispensables pour ordonner la vie commune.
  • Cela n’empêche certes pas les agacements ou les regrets : les fortes convergences idéologiques n’évitent pas les freins techniques ou politiques. Il peut, il doit y avoir des échanges vigoureux sur l’écriture des règles, sur l’organisation ou le discours des contre-pouvoirs. Il faut reconnaître et nommer les irritants tactiques ou les désaccords idéologiques pour les dépasser.

C’est le cas actuellement avec les débats sur l’immigration. Pour lutter contre la dépossession démocratique, une proposition des « LR » souhaite modifier la constitution pour y inscrire « la possibilité de déroger à la primauté de traités et du droit européen avec une loi organique… approuvée par referendum, quand les intérêts fondamentaux de la nation sont en jeu » Entre ceux qui veulent casser la baraque, évoquant même la « légitimité usurpée » des juges, et ceux qui veulent dialoguer pour évoluer, le clivage est là. Je me rallie évidemment aux seconds.

Profondément, je pense que l’Europe comme les juges n’empêchent pas d’agir mais au contraire, confèrent aux politiques force et imagination.

La force de l’action

Ces poids et contre-poids, pouvoirs et contre-pouvoirs, laissent émerger une réelle capacité à agir et renforcent l’acceptabilité des décisions.

La capacité à agir

Elle se déploie tant au sein des institutions qu’en dehors des processus institutionnels.

Au sein des institutions, le pouvoir d’action est réel et concret. Bien entendu, mon expérience est quelque peu faussée par la nature régalienne des fonctions ministérielles que j’occupais : la compétence partagée avec l’Union Européenne (UE), au sein de l’espace de liberté de sécurité et de justice, laisse s’exercer les compétences nationales sans trop dans l’organisation judiciaire(encore que l’organisation du parquet à la française soit questionnée) et dans l’exercice de la fonction juridictionnelle.

Certes on pourra opposer à mes propos de nombreux contre-exemples, on en trouve toujours ! Mais tendanciellement, l’Europe peut amplifier la capacité d’action des gouvernements dans les domaines politique, économique et judiciaire.

Je ne reviendrai pas aux racines politiques de la construction européenne dont l’ambition de paix est première mais je pense bien évidemment à différents sujets que j’ai approchés ou traités dans mes fonctions ministérielles :

  • L’élaboration de textes tels que le RGPD (règlement général sur la protection des données) qui constitue un modèle en matière de protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel.
  • La défense commune de l’Etat de droit (avec la toute récente jurisprudence de la CJUE sur la Pologne[3]).
  • La pandémie : l’Union européenne y a répondu par une pluralité d’actions tant en termes d’urgence sanitaire et sociale que de transformations politiques et économiques en profondeur. Face au choc économique, les règles communautaires en matière d’aides d’État ont été suspendues et la clause générale d’exemption du pacte de stabilité budgétaire – qui limite les déficits budgétaires et l’endettement des États – a été activée.
  • La réaction commune en faveur du soutien à l’Ukraine traduit véritablement pour la première fois, une réponse géopolitique forte avec des sanctions, un soutien militaire et un soutien à l’économie.

Cet ensemble de politiques permet de réaffirmer une souveraineté par l’agrégation dans un ensemble, de reconnaître la faiblesse des solutions unilatérales. Parler de souveraineté, oui mais européenne !

Du point de vue économique, je ne retracerai pas ici la montée en puissance des pays les plus pauvres du continent mais je rappellerai :

  • La création de champions européens (Airbus) malgré la problématique des aides d’Etat et de la concurrence libre et non faussée.
  • L’importance du soutien de l’Europe aux entreprises et à l’innovation : Vice-présidente d’un conseil régional j’ai pu mesurer, malgré la complexité des dossiers à monter, la force de l’Europe qui démultiplie les aides nationale sou locales. Ce sont bien les aides du FEDER qui ont permis de réaliser des pistes cyclables dans telle ville, de créer un campus hydrogène pour les avions du futur ou de soutenir les projets innovants des entreprises, essentiels pour le verdissement de l’économie. Des complexités demeurent avec la nécessaire avance de trésorerie par les entreprises, le fait que l’on ne reconnaisse pas nos ETI (entreprises de taille intermédiaire) comme une catégorie spécifique auxquelles les aides d’Etat ne seraient pas interdites etc…. Mais on ne peut nier l’impact positif de ces aides.
  • Même le Conseil constitutionnel a su faire bouger les lignes : membre du Conseil, j’ai eu l’occasion de prendre appui sur des textes européens pour protéger le principe d’égalité en sanctionnant une discrimination à rebours[4].

Au sein de l’Europe de la justice, les principes de confiance légitime et de reconnaissance mutuelle des décisions de justice sont essentiels. Il en est résulté des dispositifs qui se sont progressivement déployés : les mandats d’arrêt européens (avec l’évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel[5] sur la question préjudicielle à la CJUE qui a su répondre dans des délais rapides pour ne pas créer de difficulté) ; les équipes communes d’enquête ; Europol et Eurojust…

L’ensemble confère une réalité substantielle à cette Europe de la justice. Ces principes de confiance légitime et de reconnaissance mutuelle constituent également le mur de soutènement de la stabilité et de la prévisibilité juridique et donc de l’essor économique de notre continent.
Rappelons enfin, pour mémoire, qu’au sein du conseil de l’Europe, les études de la CEPEJ[6] (commission européenne pour l’efficacité de la justice)traduisent la réalité des écarts de situation et d’investissement en matière de justice au sein des différents Etats membres, ce qui contribue inévitablement à faire progresser l’ensemble.

En dehors des processus institutionnels, de nombreux dispositifs ont été élaborés sur la base de principes coopératifs. Ainsi, c’est dans le cadre du processus de Bologne favorisant le rapprochement des systèmes d’études supérieures européens, qu’a été élaboré en 2002 le système LMD et créé en2010 l’espace européen de l’enseignement supérieur.

En matière judiciaire, c’est un foisonnement d’exemples qui renforce la capacité à agir des gouvernements :

  • Le réseau des cours européennes permet des échanges entre magistrats et des dialogues approfondis pour une meilleure compréhension et explicitation des modalités de contrôle des décisions (contrôle de proportionnalité…) ;
  • La création des magistrats de liaison a permis d’avancer plus rapidement sur les questions judiciaires impliquant différents Etats ;
  • La lutte contre le terrorisme s’est trouvée confortée avec la constitution du« groupe Vendôme » : créé à mon initiative en 2018, il réunit les ministres de la justice de 7 Etats membres de l’UE (Allemagne, Espagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas et Italie) auxquels se sont alors adjoints le commissaire européen à la sécurité de l’Union, le président d’Eurojust et le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme. Nous nous sommes engagés à soutenir la création d’un registre judiciaire antiterroriste au niveau européen, au sein d’Eurojust, (ce portage politique s’est ensuite traduit en textes législatifs de l’UE) ; à faciliter le retrait des contenus terroristes sur internet, enjeu majeur sur lequel l’Union européenne travaille actuellement et à améliorer la prise en charge des victimes.
  • Comment enfin, ne pas évoquer le Parquet européen chargé de combattre toutes les activités illégales portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE ?C’est un exemple intéressant de déclinaison concrète d’un besoin remonté du terrain (par le biais de notre membre national à Eurojust), partagé en franco-allemand puis, au niveau politique, entre pays fondateurs de l’UE et ensuite avec les autres représentants de l’UE sur le sujet (Eurojust, le coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme, la Commissaire européenne à la justice, Vera Jourova…)

Ainsi, non seulement les contraintes envisagées ne freinent pas la capacité à agir mais elles contribuent par ailleurs à l’acceptabilité des décisions publiques.

L’acceptabilité des décisions

Se libérer des entraves juridiques des juges ! C’est une affirmation souvent entendue. Je ne partage pas cette idée car les juges affermissent le principe delégalité démocratique ce qui favorise l’acceptabilité des décisions. Mais de quels juges s’agit-il ? Et à quelles fins faudrait-il s’en libérer ?

S’agirait-il du conseil constitutionnel, le juge qui assure la légalité démocratique ? Ses décisions peuvent en quelques occasions, susciter un sentiment d’irritation voire être violemment critiquées comme cela a été le cas pour la décision sur les retraites[7] ou quelques autres. Je pense notamment à la décision qui reprend le contrôle sur les ordonnances[8] pour que le Conseil puisse, in fine, vérifier la conformité à la constitution de celles prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et censurer des atteintes trop fortes à la liberté individuelle (ce qui a été le cas pour la prolongation des délais de détention provisoire[9]).

Mais il faut souligner que le gouvernement et le juge ne sont pas placés dans la même temporalité, ce qui peut expliquer les différences de regard et d’appréciation. Le décalage entre le temps de l’action et celui du contrôle autorise des perceptions différentes comme on a pu le constater à propos de l’état d’urgence terroriste.

Et que deviendrait un Etat qui n’accepterait pas d’être soumis à la censure de son juge constitutionnel ? Le glissement vers un Etat autoritaire serait inéluctable !

S’agirait-il des juges européens qui rétréciraient toute latitude d’action ?Je ne le crois pas car ces juges, qu’il s’agisse de la CJUE ou de la CEDH, travaillent sur un corpus de textes susceptible d’évoluer si nécessaire, soulignent, comme on le verra plus loin, des difficultés réellement existantes, se penchent sur des sujets d’actualité qui concourent à faire évoluer positivement les jurisprudences nationales et laissent souvent une marge d’appréciation et donc de manœuvre aux Etats. Les difficultés susceptibles d’en résulter finissent par se résoudre avec l’instauration de nouvelles pratiques.

A quelles fins faudrait-il se libérer de ces contraintes ? Les mots ressurgissent, toujours identiques, avec une double ambition affichée.

Cette liberté reconquise permettrait de retrouver des marges de manœuvre pour « reprendre le contrôle » ! Mais faut-il rappeler que si la jurisprudence conditionne l’écriture des textes, elle oblige aussi à une réflexion sur le respect des droits et libertés ou sur l’exigence politique. Au fond, les juges légitiment l’action en la rendant acceptable aux yeux de nos concitoyens. Dans une démocratie comme la nôtre, dénoncer le gouvernement des juges est une double erreur : d’une part, les décisions de justice sont toujours rattachées à l’écriture d’un texte (la jurisprudence récente de la cour de cassation qui fait évoluer la conception de la compétence universelle des juridictions françaises[10] en cas de crime contre l’humanité a conduit le juge à rechercher l’intention du législateur dans les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi du 9 août 2010) ; d’autre part comment envisager un Etat qui légitime sa capacité à agir en s’éloignant du respect des juges ? Ce qui se passe en Israël est aujourd’hui topique. L’impasse vers laquelle évolue le pays ne semble pas dessiner un modèle enviable.

L’absence de contraintes contribuerait aussi à réaffirmer une souveraineté nationale diluée dans un ensemble incertain. Mais il faut être honnête et lucide. Ce n’est pas de manière isolée que l’on parviendra à réguler le phénomène massif des mouvements migratoires qui ne fera que s’accentuer ! Ce n’est pas seuls que nous parviendrons à reconquérir une indépendance miliaire. Il est inutile de multiplier les exemples mais c’est sans doute par le dialogue au sein de l’Europe qu’il faut tenter de retrouver des marges d’action.

L’Europe et les juges ne constituent donc pas, en eux-mêmes, un frein à la capacité d’action du gouvernement. Tout au contraire, ils renforcent cette capacité d’action en cela même qu’ils posent des contraintes à accepter ou à dépasser. Et c’est bien le rôle du politique que de savoir mesurer ces contraintes pour en faire un levier d’action ! La place est alors à l’imagination constructive.

 

La puissance de l’imagination

« Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » affirmait Jean Giraudoux. Cette imagination est nécessaire pour dépasser les contraintes et réaffirmer le volontarisme.

Dépasser les contraintes

Il ne faut pas être naïf : à partir du moment où la démocratie exige et accepte les contre-pouvoirs, cela génère nécessairement des contraintes pour les gouvernants. Il leur appartient de les prendre en compte pour les dépasser.

Il n’est pas absurde d’évoquer les contraintes juridiques de l’Europe au sens où à 27 Etats membres, l’UE a développé une technocratie assez lourde. La réponse ne peut être que de nature politique.

  • Si l’on considère que ces freins heurtent les souverainetés nationales ou altèrent les dispositions de l’art 4 TUE[11], la réponse n’est sans doute pas dans un frexit comme cela a pu être proposé à propos des questions migratoires mais dans un dialogue politique comme le suggèrent certains acteurs politiques. Il faut certes « reprendre le contrôle » (expression notamment réutilisée par Edouard Philippe[12]) non pas en sortant de l’UE mais en améliorant les instruments dont nous disposons : revoir les accords de Dublin, organiser le contrôle aux frontières européennes. Cela doit surement conduire à une intégration plus forte des politiques européennes(non pas moins d’Europe mais plus d’Europe) avec des objectifs partagés et des règles plus efficaces. L’ancien Premier ministre propose ainsi une « discussion assez vigoureuse entre le législateur et les juridictions compétentes, pour retrouver des marges de manœuvre ».
  • Si l’on considère que les freins sont de nature technique, les évolutions et les accords peuvent se faire dans le cadre de négociations préalables à l’adoption des textes. Ainsi, au sein des conseils Justice et Affaires intérieures, l’intérêt ne réside pas tant dans le déroulement des séances plénières que dans les bilatérales pré, co ou post-JAI. C’est cela qui fait évoluer les positions des uns et des autres et conduit à des compromis ou des accords.

Les contraintes juridictionnelles découlent du rôle de plus en plus prégnant du juge constitutionnel et des juges européens. Deux observations à cet égard.

  • Le Conseil constitutionnel, en tant que juge du respect des droits et libertés, applique les principes découlant des déclarations des droits.

Cela le conduit à des censures qui peuvent être perçues comme sévères parles élus ou par le gouvernement. Je pense ainsi à la censure de la proposition de loi (PPL) Avia[13] qui visait à lutter contre les contenus haineux sur internet et à celle relative à la PPL Braun-Pivet[14]instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. Le gouvernement avait accordé son soutien à ces deux PPL tout en ayant conscience des enjeux juridiques et de leur instabilité constitutionnelle. Il s’agissait d’un signe politique qui a été ultérieurement censuré par le Conseil. Par suite ces textes ont été réécrits en prenant acte des décisions du Conseil ce qui a, en réalité, amélioré le contenu même des dispositions envisagées.

  • Quant à la CJUE, il faut rappeler son rôle progressiste dans la construction de l’UE[15]

Elle a promu l’intégration européenne notamment par ses grands arrêts de1963 et 1964 relatifs à la primauté du droit de l’Union et à son applicabilité directe. Mais son influence sur les droits des Etats membres apparaît tantôt positive, tantôt plus contestable.

Positive, la jurisprudence sur le port du voile en entreprise l’est incontestablement : par deux décisions de 2017 et 2021[16], la CJUE a défini les conditions dans lesquelles les entreprises peuvent interdire le port du foulard islamique. A ces occasions, la cour précise que cette interdiction ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions dès lors que ces règles sont appliquées de manière générale et indifférenciée. Cette interdiction doit également répondre à l’objectif d’assurer une politique de neutralité au sein de l’entreprise et correspondre à un besoin de l’employeur. Le dernier arrêt de la CJUE consacre, pour la première fois, la notion de marge nationale d’appréciation dans ce domaine. La CJUE a ainsi réussi à poser des règles claires là où depuis l’affaire Baby-Lou la France était en difficulté.

Contestable, la jurisprudence Tele 2 sverige[17] sur l’utilisation des données électroniques et leur conservation dans le cadre des enquêtes pénales et de renseignement à des fins de lutte contre le terrorisme l’est indiscutablement. Les craintes liées à cette jurisprudence ont conduit, ex ante, les procureurs de quatre Etats européens (France, Belgique, Allemagne, Italie) à écrire au président de la CJUE pour demander que soit prise en compte la spécificité des enquêtes pénales. En tant que ministre de la justice, je suis allée rencontrer le juge français et le président de la CJUE aux mêmes fins. On ne fut pas suivi et la CJUE confirma sa jurisprudence en 2020[18]. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt d’assemblée du 21 Avril 2021[19] (French data network) chercha à concilier la jurisprudence européenne et les nécessités du droit pénal. La Cour de cassation a tiré les conséquences de cette jurisprudence dans un arrêt du 12Juillet 2022[20]. La réalité doit être dite : à la suite de cette jurisprudence, on constate en France une baisse de 20% de l’exploitation des fadettes. De là à dire que cela a affaibli les capacités d’enquête et la répression il y a un pas qui ne peut être franchi mais il faut dire ce qui est. Il faudra donc faire appel à d’autres techniques d’enquête, ce que font déjà les Allemands.

Quant aux contraintes issues des arrêts de la CEDH, elles font parfois de cette cour une institution décriée qui apparaît abusivement progressiste ou irréaliste et donc inutilement contraignante. On cite souvent à cet égard le fait que la sécurité nationale serait menacée par des positions idéalistes : « le niveau d’exigences croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales impliquent parallèlement et inéluctablement une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques [21] » . Il faut toutefois noter que ces jurisprudences, parfois avant-gardistes, laissent des marges d’appréciation aux Etats membres. Je pense aux questions liées à la fin de vie ; à la retranscription des actes d’état civil après une GPA : dans un arrêt du 10 Avril 2019, la CEDH a  imposé l’obligation de reconnaître une filiation avec la mère d’intention. Consultée par la Cour de cassation, la CEDH a laissé aux Etats européens la libre appréciation du moyen utilisé pour y parvenir. Quant aux conditions de détention, la France a été condamnée à plusieurs reprises pour traitements inhumains et dégradants en prison [22] non seulement en raison des modalités de détention mais aussi de l’absence de voie de recours efficace pour les détenus. La Cour pointe avant tout la surpopulation des prisons françaises et ses graves répercussions. Ces condamnations ont permis de faire évoluer favorablement notre droit. Comment enfin ne pas citer la liberté d’expression avec la lecture de l’art. 10 de la CEDH qui a permis des avancées importantes par l’application du principe de proportionnalité ? Certes, le juge, en exerçant ses pouvoirs en toute indépendance, doit rester dans la juste mesure, dans le respect de l’équilibre des pouvoirs. Il doit avoir conscience de la singularité de chacun des pouvoirs et au moins comprendre le fonctionnement de son Etat[23], pour se positionner justement et, si nécessaire, envisager un self-restraint, ce dont bien des juges ont conscience. Mais il est impensable de considérer le pouvoir judiciaire comme une contrainte devant être contournée !

Attention donc à mesurer les appréciations et à ne pas rejeter en bloc les institutions ou les process qui constituent parfois des irritants : les contraintes jurisprudentielles se transforment aussi en avancées de l’état de droit !

Réaffirmer le volontarisme

Les contraintes européennes ou juridictionnelles dessinent un cadre ou des forces de résistance qui permettent au gouvernement de se positionner en les acceptant, en inventant de nouveaux dispositifs ou en modifiant l’état du droit existant.

Accepter ! Grâce à l’Europe, la France renforce sa souveraineté alimentaire, industrielle, de défense…Il faut donc jouer le jeu, celui de l’acceptation, même à un prix relativement élevé. Accepter les décisions de justice conduit à assurer le respect de l’état de droit, concept cardinal pour notre démocratie, mais aussi, bien souvent, à améliorer l’état du droit.

A la suite de décisions juridictionnelles, le parlement réécrit, en mieux, ce qui a été annulé par nos juridictions ou précise la portée de certains arrêts : face à la position de la Cour de cassation sur la GPA, le législateur a tenu à réaffirmer, dans la loi bioéthique de 2021, l’interdiction de la GPA en France.

Du point de vue de la tactique politique, il ne faut pas ignorer que le gouvernement et le parlement rédigent parfois des dispositions pour répondre à certaines attentes des parlementaires ou des citoyens mais dont la constitutionnalité ou la conventionnalité est incertaine. Nul n’ignore au gouvernement que ces dispositions pourront ultérieurement être invalidées(par un avis négatif du conseil d’Etat préalable au dépôt du projet de loi) ou censurées par le juge constitutionnel. Je pense ici à l’accroissement des pouvoirs d’enquête des procureurs[24] ou à la question sensible de présomption de non-consentement des mineurs en cas d’agression sexuelle [25].

Accepter et proposer ces écritures, c’est une manière de pousser à la réflexion, de faire évoluer l’opinion publique pour conduire ultérieurement à une décision publique murie, débattue et donc plus équilibrée.

La capacité à inventer est le propre du politique. L’action des ministres est sans doute moins visible au niveau européen que leur action nationale mais elle est déterminante. Ils peuvent se déployer dans ou hors du cadre institutionnel.

Diverses procédures institutionnelles au niveau européen permettent d’inventer à plusieurs (mais pas à l’unanimité) des solutions qui, a priori, heurtent un certain nombre d’Etats.

L’exemple du Parquet européen est topique. Un courrier conjoint des ministres de la justice allemand et français (C. Taubira) à la Commissaire européenne à la Justice (V. Reding) va, en mars 2013, lancer le processus qui ne s’achèvera que 8ans plus tard en 2021. Il permettra la création de ce parquet initialement à 19Etats par le biais d’une coopération renforcée (d’autres Etats membres s’y sont adjoints depuis). Fort de son succès, ce parquet travaille à l’extension de son domaine de compétence en envisageant de prendre en charge soit la lutte contre le terrorisme, soit les questions liées à l’environnement ou de manière plus immédiate liées à l’Ukraine, le respect des sanctions européennes.

C’est ainsi qu’au sein du conseil et de la commission des négociations sont conduites pour dépasser les clivages ou les inerties. C’est le cas concernant les textes évidences sur la preuve numérique. L’UE travaille à l’élaboration de nouvelles règles visant à accélérer l’accès aux données numériques utilisées pour enquêter sur des infractions pénales et poursuivre leurs auteurs, quelle que soit la localisation des données. Dans ce cadre, les négociations furent ardues notamment avec nos partenaires allemands et avec les Pays-Bas, très attentifs au respect des libertés individuelles, mais ont permis de déboucher sur un consensus acceptable par tous.

Hors du cadre institutionnel, le dialogue et les échanges permettent d’avancer et d’évoluer vers des processus plus institutionnalisés. A titre d’exemple, on peut évoquer la responsabilité pénale des entreprises : la France est l’un des rares pays de l’UE à reconnaître cette responsabilité pénale des personnes morales ce qui peut parfois mettre en difficulté notre compétitivité économique. La construction d’un « level playing field » suppose discussions et conviction pour avancer vers cette recherche d’une concurrence à armes égales. Il s’agit au fond de faire bouger les lignes, d’inventer des solutions créatives sans renoncer à l’état de droit.

A défaut d’acceptation des contraintes, d’invention pour les intégrer, il est toujours envisageable de modifier textes ou pratiques.

Pour dépasser des textes trop bloquants, des jurisprudences contraignantes ou des situations de grande complexité, seules des modifications de l’état du droit existant sont envisageables. C’est aussi le propre du politique que d’avancer en cette direction.

Il peut échouer ou trouver des solutions incertaines : je pense ici au projet de directive instituant une présomption simple de salariat pour les quatre millions de travailleurs des plateformes de l’UE adopté par le conseil le 12 juin 2023. Cela traduit l’application d’un cadre protecteur mais considéré comme totalement obsolète à l’heure où disparaissent les formes classiques de travail.

Le politique peut aussi peut avancer et faire progresser l’Europe par le dialogue. Les politiques de subventions de l’UE connaissent ainsi un véritable tournant : par l’adoption de l’IRA (inflation reduction act), les Etats-Unis ont provoqué une réaction commune et forte chez les 27 qui peu à peu sortent de la rigueur de l’ordolibéralisme allemand et entament une mue considérable avec le plan de relance européen conclu après la pandémie, le Repower act qui oriente des fonds vers la transition énergétique et un important plan d’aides liées à la transition climatique et numérique (batteries, gigafactories…).

Face à la certitude que le marché seul ne peut pas accélérer la transition énergétique et la décarbonation de l’économie, l’Europe modifie peu à peu ses règles initiales de fonctionnement et prend les mesures nécessaires, dans le cadre des institutions, pour traiter ces sujets novateurs, tout en veillant à ne pas créer de distorsions trop fortes entre les Etats.

Prenant conscience que les négociations avec les Américains ne peuvent se faire qu’à l’échelle européenne, la commission n’hésite plus à engager de nouvelles approches. Elle vient ainsi de proposer la création, le titre est évocateur, d’un fonds de souveraineté européen. Elle avance aussi sur la taxe carbone aux frontières de l’Europe qui renforcerait la souveraineté européenne en taxant à partir du 1er janvier 2016 les importations en provenance de pays tiers des biens le plus polluants.

Au fond, ces évolutions fondamentales traduisent un changement d’approche de la souveraineté. Au moins sur certains aspects, l’Europe doit avancer vers la construction raisonnée d’une souveraineté de l’Union qui seule, constituera un rempart efficace contre les atteintes à la démocratie et les visées concurrentielles des autres puissances internationales. Être ensemble au niveau européen c’est faire jouer un effet de levier pour démultiplier nos moyens.

Les hésitations pour aller vers une souveraineté européenne face à l’émergence d’acteurs mondiaux n’ont plus leur place.

Conclusion

Dans une démocratie, le politique doit respecter les contre-pouvoirs. « Se défier de la magistrature est le commencement de la dissolution sociale » affirmait Balzac par la voix de Jean-Jules Popinot, juge de première instance dans la comédie humaine. Il ne peut pas se réfugier derrière des périls imaginaires souvent amplifiés pour disséminer les inquiétudes ou dissimuler les responsabilités. Le gouvernement doit faire preuve de volontarisme (car il en faut pour faire évoluer le terrain de jeu sans immédiatement casser le jouet) et d’imagination. Pouvoirs et contre-pouvoirs constituent l’essence d’une démocratie réelle. Il faut les accepter et transformer les contraintes qu’ils posent en leviers d’action. Et, dans ce cadre, oui, le gouvernement peut (et doit) agir !

 

François Lecointre, Grand chancelier de la Légion d’honneur, Ancien chef d’état-major des armées

Que peut l’autorité militaire ?

Je ne suis pas juriste. Pour tout dire, je me sens assez éloigné du droit et je vais parler comme un soldat, comme un militaire dont toute la vie a été placée sous la double exigence, très forte, de la réalité et de la discipline. Les armées en effet ont le sens du concret. Pour elles, le verbe s’incarne toujours dans une action qui va potentiellement jusqu’à donner la mort, j’yreviendrai, et jusqu’au risque de la vie des hommes. Les armées ne peuvent pas échapper à cela, ne serait-ce que parce que, si elles prétendaient s’en exonérer, l’ennemi les rappellerait à cette réalité morbide. Ainsi les armées ne peuvent-elles pas se satisfaire du plaisir d’esthète que procure la rédaction d’un règlement ou d’un décret qui s’inscrit dans le bel ordonnancement de textes parfaitement cohérents entre eux et en pleine conformité avec les lois et la jurisprudence et que sais-je encore. Les armées, inexorablement, sont ramenées au réel et c’est sur ce réel qu’elles doivent s’efforcer de conserver le contrôle.

Les armées, par ailleurs, ont une absolue obligation, éthique autant que légale, de stricte subordination au politique. Parce que le monopole de la violence légitime est au cœur de l’existence même de l’Etat et que ces armées l’exercent dans des circonstances de danger existentiel pour la nation, cetteéthique de la discipline les conduit à ne pas se contenter d’une obéissance formelle mais à pratiquer une obéissance active, dans l’esprit autant que dans la lettre, pour que l’on puisse être certain que les objectifs que fixe le Président de la République seront atteints le plus complètement possible, au risque consenti de la vie de nos hommes. On comprendra bien que la question de la garantie du contrôle du politique sur la conduite de la guerre est absolument essentielle et que les armées – en particulier la structure du haut commandement militaire – doivent absolument s’organiser pour que ce contrôle soit effectif du sommet jusqu’aux plus petits niveaux d’exécution qui produisent les effets décisifs sur le réel et sur l’ennemi.

Une fois posé ce cadre liminaire, je vais tenter de vous expliquer comment s’est posée, pour le chef d’Etat-Major des armées que j’ai été, la question de la perte de contrôle ? Sur quoi ai-je craint de perdre ce contrôle, et contre quoi ou qui ? Le Droit, l’Europe, une conception banalisatrice de l’institution militaire ?

En réalité la question de l’appréciation du degré de contrôle que l’on conserve sur une institution et sur les politiques qu’elle doit mettre en œuvre, ne peut être résolue que si l’on est capable de définir très précisément la finalité de ladite institution. J’évoquerai donc cette question de la finalité des armées qui, contrairement à ce que l’on peut penser, n’est pas comprise par le plus grand nombre, qu’il s’agisse des politiques, des experts en stratégie réels ou autoproclamés ou de nos concitoyens en général. Il faut ensuite définir ce que doivent être l’organisation, les structures, les modes de fonctionnement qui permettent de conduire et de réaliser pleinement les missions spécifiques qui correspondent à la finalité que l’on est parvenu à définir le plus clairement possible. J’essaierai donc de vous présenter ces éléments de structuration et de fonctionnement.

Il faut enfin identifier ce qui contraint ou limite la capacité de cette institution à conduire ses missions et lutter contre.

La finalité des armées tout d’abord : elle est mal connue. Il y a une absence de compréhension de plus en plus répandue dans l’ensemble de nos sociétés démocratiques, dans la classe politique, dans les élites, de ce que sont les armées, de ce à quoi elles servent réellement. Sans doute, en partie, à cause de la fin du service national mais, plus sûrement, à cause de l’illusion de la fin de la guerre. Parce que les armées, sont bien un outil forgé pour la mise en œuvre de la force, de manière délibérée, jusqu’à donner la mort. Chacun des termes que j’emploie signifie quelque chose : la force collective la plus extrême jusqu’à donner la mort, et mise en œuvre de façon délibérée. Vous voyez bien qu’une telle finalité exclut tout un champ d’emploi des armées, en particulier sur le territoire national. Car la mise en œuvre de la force de manière délibérée jusqu’au plus extrême ne peut se concevoir que pour défendre l’existence même de la nation et ses intérêts primordiaux. Cette conception sacralise le recours aux armées et justifie la fonction de chef des armées du Président de la République. En particulier depuis la création de la capacité d’anéantissement massif de l’arme nucléaire. Elle emporte, bien sûr, des conséquences sur la façon dont ces armées doivent être organisées et dont elles doivent fonctionner.

Et je retiens 2 qualités particulières que doivent avoir ces armées, si on veut qu’elles soient capables de mettre en œuvre cette force de manière délibérée quand les intérêts existentiels de la nation sont en jeu. C’est d’abord la très grande disponibilité. Une capacité d’intervention immédiate, sans délai, parce qu’on ne peut pas prévoir, on ne peut qu’imparfaitement anticiper le moment où le danger se présentera et où il deviendra existentiel. En tout cas cette anticipation est très difficile, en particulier dans les démocraties, généralement à ce point réticentes au recours à la force qu’on y retarde le plus tard possible le moment où on prendra la conscience et la mesure de l’aspect existentiel du danger. Jusqu’au déni parfois. D’autre part, il faut que ces armées, qui vont intervenir pour mettre en œuvre la force dans le chaos du champ de bataille et de la guerre, puissent disposer d’un maximum d’autonomie pour ne pas dépendre d’autres, de prestataires de services divers.

Il faut donc que la composition, l’organisation et le fonctionnement qui seront retenus garantissent cette autonomie et cette disponibilité de tous les instants. Nos armées doivent ainsi détenir « en régie » des capacités et des compétences aussi variées et parfois aussi éloignées du service des armes que des médecins, des mécaniciens, des boulangers, des transmetteurs, etc. Elles s’organisent selon un mode pyramidal qui, seul, permet, en garantissant à chacun des niveaux hiérarchiques la maîtrise de toutes les compétences, l’exercice d’une subsidiarité et d’une liberté de manœuvre indispensables face à un ennemi peu prévisible par définition.

Lorsque j’ai pris mes fonctions de chef d’état-major des armées j’ai dû faire le constat -sans surprise compte-tenu de ce que j’avais observé au cours des années précédentes- que pour des raisons économiques, mais également pour des raisons stratégiques et surtout pour des motifs idéologiques ou politiques, les armées avaient été désorganisées de manière délibérée pour leur faire perdre les qualités que je viens d’évoquer.

Les considérations économiques sont bien connues qui ont conduit, en pleine époque des fameux « dividendes de la paix » à restreindre considérablement la part de la ressource publique consacrée aux armées. Le niveau de produit intérieur brut dépensé pour la défense a atteint un niveau qui objectivement, était très en dessous de ce qui était nécessaire pour simplement conserver nos compétences et nos capacités. En particulier parce que la France a su préserver cette dissuasion nucléaire qui est le cœur du cœur absolu et que ça s’est fait forcément en faisant des choix ailleurs. On a ainsi abandonné toute la politique de stocks et de réserves qui était indispensable à l’impératif de disponibilité san lequel une armée perd l’indispensable réactivité que j’ai évoquée. Cet abandon a été habillé des oripeaux de la modernité. Des consultants qui ne connaissaient rien aux armées et ne se souciaient absolument pas de leur fonction employaient des expressions aussi séduisantes que « fonctionnement en flux tendus » et autres emprunts au monde de l’entreprise. En réalité, même ce changement de vocabulaire contenait une volonté de banalisation inquiétante. Comme si les armées avaient été une entreprise ou un « service public » parmi d’autres. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine, et la prise de conscience généralisée et stupéfaite que même les États-Unis sont incapables de soutenir un effort de guerre dans la durée nous ramène à la réalité. Je sais que c’est un terme que tout le monde entend en permanence : les armées sont devenues échantillonnaires sous le poids de la pression et de la contrainte économique et du choix qu’a fait le politique de réduire considérablement les moyens qui lui étaient consacrés pour les affecter à d’autres dépenses.

Intimement liée aux contraintes économiques, la configuration de la conflictualité dans les années post guerre froide faisait considérer comme définitivement obsolètes les impératifs d’action autonome et de réactivité. Dans une époque où l’on pensait qu’il n’y avait plus de guerre possible, et que les armées seraient désormais cantonnées dans un rôle de corps expéditionnaire, elles pouvaient passer sans dommage de l’état d’armées de la nation au statut d’instrument militaire au service de la diplomatie. Un corps expéditionnaire n’est le plus souvent engagé qu’à la mesure du signal que le politique veut adresser à sa propre opinion publique ou à la scène internationale. Et il est rare (sauf dans le cas très particulier d’une évacuation de ressortissants qui, au demeurant n’exige que très peu de moyens) qu’une urgence absolue préside à cet engagement. Il est donc toujours possible, tout en ayant renoncé à la disponibilité que j’évoquais plus tôt, de prendre le temps de la composition et de la préparation de la force expéditionnaire et de reconstituer, sur le théâtre considéré -et seulement là- les éléments de l’autonomie d’action dont on a décidé de se passer pour la vie courante des armées. Je ne m’étendrai pas ici sur les satisfactions de vanité qu’éprouvaient nos amis diplomates à pouvoir ainsi instrumenter les armées en se consacrant à la conception -qui leur était réservée- de la grande politique. Ce complexe de supériorité venant soulager de nombreuses frustrations n’est cependant pas neutre dans l’évolution de la compréhension du rôle stratégique des armées dans ces années-là.

Les motifs plus politiques qui ont présidé à la désorganisation des armées et donc, in fine, gravement contribué à la perte de contrôle de l’institution sur elle-même me paraissent d’une autre nature. Ils ne tiennent pas, en effet, à une évolution stratégique ou à une contrainte de nature économique. Ils procèdent directement d’une vision idéologique. Une vision des armées comprises comme intrinsèquement dangereuses pour la démocratie, comme une institution susceptible, presque par essence, d’être tentée par le pronunciamento. Tentation d’autant plus forte que, détentrice de la force mais aussi d’une véritable autonomie vis-à-vis des services publics et animée d’une culture excessivement conservatrice, l’institution militaire se verrait comme l’ultime recours, non seulement contre l’ennemi mais contre un dérèglement du fonctionnement institutionnel du pays.

Des armées trop autonomes, trop singulières dans leur organisation et leur fonctionnement devaient donc être banalisée, « civilianisées ». J’emploie ici ce terme à dessein. Il s’agit en effet d’un néologisme créé par Morris Janowitz, célèbre sociologue américain qui, dans les années 60, avait – dans son livre  « The professional soldier » – théorisé cette volonté propre aux démocraties, en particulier lorsque leurs armées deviennent professionnelles, de banaliser celles-ci, de leur faire perdre leur singularité, fusse au détriment de leur efficacité, pour se protéger.

Les armées ont donc été désorganisées, ordonnées en tuyaux d’orgues, en renonçant au principe de subsidiarité, en diluant les responsabilités, en éloignant les forces de leurs soutiens et de leur administration, en externalisant des fonctions essentielles, etc. Tout cela en faisant abstraction de la réalité de la culture d’une armée profondément légaliste et républicaine. Prenant mes fonctions de chef d’état-major des armées, je me suis donc attelé à reprendre le contrôle avec le plein appui du Président de la République qui était très conscient de la situation de risque dans laquelle cette civilianisation délibérée plaçait les armées face à la perspective de la guerre. Grâce à la compréhension que nous avions des motivations qui avaient prévalu à cette désorganisation nous sommes parvenus à remettre l’église au centre du village et les armées au cœur de leur ministère (le changement d’appellation de « ministère de la défense » à « ministère des armées » est, de ce point de vue, très significatif) à resubordonner l’ensemble des soutiens, de la logistique et de l’administration à l’opérationnel, c’est à dire à revenir sur les préconisations d’un rapport très célèbre dans les armées, le rapport Bouchard du nom d’un parlementaire qui, au lendemain de la défaite de 1870, avait parfaitement identifié que la banalisation des armées avait conduit au désastre.

Voilà ce à quoi je me suis attelé pour reprendre le contrôle. Non pas contre des règles de droit (même si on peut revenir sur la directive sur le temps de travail de l’Union européenne), non pas contre une bureaucratie européenne, mais simplement contre des contraintes économiques et contre une vision politique, à mon sens dépassée et par ailleurs de nature fantasmatique. Ce travail n’est pas terminé. Il nécessite d’être poursuivi en regardant l’Europe comme une opportunité et le seul cadre valable pour relever le défi formidable et l’enjeu vital que représentent pour nous tous la stabilisation et le développement de l’Afrique pour lesquels le volet militaire ne constitue qu’une part. Mais une part importante.

Je voudrais terminer mon propos sur la prise de contrôle, sur la lutte contre le droit, la norme et l’excès de contraintes par une affaire personnelle qui m’est arrivée quand j’étais jeune capitaine.

Les règles d’engagement de l’ONU sont extrêmement contraignantes parce qu’une force de l’ONU ne peut intervenir dans un pays que si les parties en présence dans une guerre civile, comme c’était le cas en ex Yougoslavie, consentent à ce qu’elles soient engagées.

Elles désarment complètement les contingents ONUsiens face aux factions entre lesquelles ils doivent s’interposer.

Nous étions dans ce cas-là à Sarajevo en 95, rendus impuissants par des règles d’engagement de la FORPONU qui nous interdisaient d’ouvrir le feu autrement qu’en réaction. Nous ne pouvions neutraliser ceux qui massacraient des gens à coup de mortier ou qui snipaient les passants dans la rue, qu’une fois que leur tir avait été effectué et l’emplacement à partir duquel il l’avait effectué parfaitement repéré. Autant vous dire que nous étions parfaitement inefficaces dans notre mission de protection de la population civile et que, même si nous avions voulu conduire la moindre rétorsion en espérant qu’elle aurait un effet dissuasif, nos ennemis potentiels changeant de position après chaque tir nous en rendaient incapables.

Un dilemme moral très puissant pesait sur les soldats français qui se sentaient désarmés moralement, qui se sentaient incohérents dans leur mission et dans leur engagement. Cela gênait moins d’autres contingents, mais les armées françaises sont ainsi faites qu’elles s’engagent totalement et -je vous l’ai dit- « dans l’esprit ». L’absurdité de cette situation a fini par déboucher sur la crise des otages : la règle de droit nous désarmait à un point tel et nous rendait à ce point incapables de faire quoi que ce soit que les Serbes ou les Bosniaques pouvaient venir nous ôter nos armes et nous faire prisonniers ou otages, et que nous ne pouvions pas réagir.

Je rappelle que c’est ce qui s’était passé quelques mois avant au Rwanda, des casques bleus canadiens s’étant laissés désarmer et massacrer par les miliciens.

Le Président Chirac a alors réagi, en politique, et donné des ordres très clairs de changement de posture sans se soucier de la contrainte de droit qui s’imposait à nous. Nous avons donc dû monter une opération de reprise d’un poste de l’ONU de vive force, par un assaut d’infanterie « baïonnette au canon », très classique.

Quand on monte à un assaut d’infanterie, permettez-moi d’être un peu technique, on commence par pilonner la position dont on va essayer de s’emparer à coups de tirs d’artillerie. Il s’agit de tuer ou blesser le maximum de gens sur cette position, de les abrutir de bruit et de chocs de façon à ce que lorsqu’on aborde les derniers mètres qui exposent au combat à très courte distance ou au corps-à-corps, l’ennemi soit tellement assommé qu’il ait une réaction la moins efficace possible. On peut alors avoir des chances d’épargner un peu la vie de ses hommes.

Pour respecter la règle de droit ONUsienne, nous avons fait l’inverse. Nous avons décidé de monter à l’assaut sans avoir fait aucun tir de préparation sur l’objectif que nous allions reprendre mais en ayant imaginé que nous devrions recourir à la légitime défense. Il fallait donc que nous soyons d’abord pris à parti par l’ennemi potentiel avant de pouvoir réagir en ayant anticipé sur le fait que tout de suite, dès les premiers tirs ennemis qui blessaient et tuaient nos hommes, nous pourrions mettre en place des appuis et que nous effectuerions des tirs.

Nous avons eu beaucoup de pertes dans cet assaut ( 2 tués et 17 blessés graves sur un élément d’assaut de 30 hommes) et je pense qu’une bonne partie de ces pertes est liée à cette volonté qui était la nôtre, contraints par des règles de droit qui étaient une forme d’absurdité dans la guerre, malgré tout, de remplir notre mission.

Voilà comment on peut reprendre le contrôle me semble-t-il. En refusant que la règle de droit nous exonère de remplir notre mission ou que notre mission nous autorise à nous exonérer de la règle de droit. Et en acceptant le risque.

J’en tire un enseignement, c’est finalement l’éthique contre le droit pour atteindre l’efficacité, réaliser la mission. Mais le faire en assumant le risque le plus extrême, le risque de sa propre vie. Il me semble que c’est peut-être une forme de définition militaire de ce qu’est le sens des responsabilités.

 

Eric Thiers, Conseiller d’Etat, Ancien chef des services de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, Chercheur associé au CEVIPOF

Que peut le Parlement ? Plaidoyer pour un Parlement à sa juste place

Depuis 1958, l’usage veut qu’on déplore la faiblesse du Parlement. Chambre d’enregistrement, caporalisation des députés, nécessité – répétée comme un mantra – de « revaloriser » le Parlement, sont autant de passages obligés aujourd’hui lorsqu’on évoque cette institution. S’il est vrai que la Constitution de la Ve République a minorisé le Parlement par rapport au rôle qu’il jouait jusqu’alors, il me semble que la réalité est plus nuancée. Ces idées toutes faites sur la faiblesse parlementaire ne prêteraient guère à conséquence si elles ne nourrissaient depuis des décennies des projets de réforme en tout sens visant
justement à donner plus de pouvoirs à cette institution. Face à un exécutif tout puissant, le Parlement ne pourrait plus rien, nous disent bon nombre de professeurs, de journalistes et de membres des assemblées. Est-ce si vrai ? Cela mérite de s’y arrêter un instant.

Apprécier le rôle du Parlement à sa juste mesure

Que peut le Parlement ? Pour qui a vécu au sein de cette institution, l’a servie avec engagement, plaisir et fierté, et croit à la démocratie représentative,
comme l’auteur de ces lignes, la réponse pourrait être : le Parlement peut beaucoup mais il ne peut pas tout.

L’enjeu est bien d’apprécier le rôle du Parlement à sa juste mesure. Cela suppose une prise de conscience au-delà de quelques idées convenues. La principale difficulté à laquelle nous sommes collectivement confrontés pour comprendre et apprécier ce rôle tient dans un paradoxe. Nous pensons trop encore que, d’un côté, le Parlement devrait tout faire et que, de l’autre, il ne peut plus rien. C’est cette béance fantasmique entre un désir d’omnipotence parlementaire et une appréciation erronée et même injuste du travail parlementaire qui voile tout regard lucide sur ce qu’est le Parlement. Or, la question aujourd’hui est bien de faire en sorte que dans une démocratie aux fondements de plus en plus mouvants le Parlement trouve sa juste place.

La question de cette juste place est bel et bien posée depuis des années et même des décennies ; bien avant même 1958. Les références abondent. Il n’est qu’à citer Blum et Tardieu qui, chacun selon sa sensibilité, a proposé une réforme de l’institution[26]. C’est aussi à cette question que la révision constitutionnelle de 2008 a voulu apporter une réponse, sans doute imparfaite, en essayant de tirer les conséquences du quinquennat et de l’inversion du calendrier électoral qui a placé le scrutin législatif après le vote à la présidentielle. À cet égard, ayant contribué au sein du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, présidé par Edouard Balladur, puis comme directeur du cabinet du ministre des relations avec le Parlement, et enfin comme responsable du service de la commission des Lois à l’Assemblée nationale, à la conception et à la mise en œuvre de cette réforme, il me semble qu’il ne nous faut pas être dans la contrition, ne pas se sentir « ce poil de chien battu », comme dirait Charles Péguy. Cette réforme mérite qu’on porte sur elle un regard équilibré. Elle a donné un statut à l’opposition[27], de nouvelles marges de manœuvre au Parlement, en ouvrant des espaces de dialogue et de négociation entre le gouvernement et les différentes forces parlementaires[28]. Le pari était de donner au Parlement une nouvelle capacité d’agir à charge pour lui de l’employer au mieux. Le bilan est sans doute en demie teinte mais il est loin d’être nul.

La question de la juste place du Parlement n’est pas uniquement institutionnelle. Les rapports entre le pouvoir exécutif et les assemblées, les relations entre l’Assemblée nationale et le Sénat, entre la majorité et les oppositions sont évidemment des sujets importants. Mais plus profondément, ce qui est en cause c’est le rôle du Parlement dans une démocratie dont les formes sont en mutation parce que les citoyens ont changé dans leur rapport à la politique, à l’autorité, à la légitimité, à la raison, à la nation… Ici se pose naturellement le problème de l’articulation entre les nouvelles formes de citoyenneté et la représentation politique, à laquelle la réforme du Conseil économique, social et environnemental de 2021 a apporté une première réponse institutionnelle. Cette réforme ayant pour but de développer la participation démocratique s’est traduite concrètement par l’organisation de la convention citoyenne sur la fin de vie en 2022-2023. Et c’est sans doute la question de cette articulation à laquelle il est le plus difficile d’apporter une réponse simple aujourd’hui.

Certains regrettent le temps où toutes ces aspirations démocratiques nouvelles n’existaient pas, où l’on élisait ses représentants sans avoir vraiment à rendre des comptes, à faire participer les citoyens. Mais, comme dirait le Général, « on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages »… Il faut prendre la société telle qu’elle est et répondre au mieux – c’est-à-dire avec des règles claires, solides, et sans confusion – à ses aspirations même contradictoires.

La question de la juste place du Parlement se pose aussi au regard de l’idée même de souveraineté nationale que le Parlement a longtemps incarné exclusivement. Certains courants politiques voudraient qu’il puisse à nouveau pleinement le faire en s’affranchissant de l’Europe et de ses règles, en surmontant les décisions des juges en particulier constitutionnels, et, pour les plus radicaux, en négligeant les principes mêmes de l’État de droit. Le Parlement pleinement souverain serait l’instrument de la primauté absolue de la volonté politique face à tout ce qui semble la limiter. D’une certaine manière tel est le chemin que les Britanniques ont décidé d’emprunter avec le Brexit : Westminster n’est plus contraint, ni par Bruxelles, ni par Luxembourg ni même peut-être un jour par Strasbourg… On voit ainsi renaître une équation politicojuridique que Carré de Malberg avait critiqué en son temps[29], selon laquelle Parlement souverain = Nation souveraine. Est-ce si simple ? Pourquoi attend-on autant du Parlement, et pour tout dire, trop du Parlement ?

Nostalgie et fantasme

Il faut rechercher dans l’histoire la raison de cette attente. Il existe dans notre société politique une forme de nostalgie. Nous sommes un peuple politique c’est-à-dire historique. Il me semble nécessaire d’avoir conscience de ce climat nostalgique si on veut avancer lucidement sur la question parlementaire. Nous aimons collectivement rejouer l’histoire avec pour référence ultime la Révolution française aujourd’hui encore. Il suffit de voir la manière dont certaines formations politiques évoquent sans cesse Robespierre ou la Convention. Cette tendance à ressasser le passé est parfois exaltante ; elle peu être aussi déprimante. Parmi ces topos ruminés, la IIIe République tient aussi une place de choix. Âge d’or du Parlement tout puissant, avec les plus grands orateurs, époque où le talent d’un seul homme (les femmes étant exclues, rappelons-le au passage) pouvait retourner une chambre entière et faire tomber un gouvernement, la IIIe République pèse encore dans l’inconscient collectif. On déplore de ne plus entendre au Palais Bourbon les Jaurès, Briand ou Clemenceau. C’en est fini des séances historiques, des personnages à la Gabin, Émile Beaufort dans Le Président, tiré d’un roman de Simenon et porté à l’écran par Verneuil. On rêve finalement d’un retour de ces « Grandes heures du Parlement ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Philippe Séguin, président de l’Assemblée nationale qui marqua tout ceux qui eurent la chance de travailler avec lui, intitula ainsi l’exposition permanente qu’il inaugura avec le Président Mitterrand en 1995 à Versailles, dans les locaux du Congrès. Les Grandes heures du Parlement ne cessent d’être en surplomb de tout semblant de réflexion sur l’avenir de cette institution. Nous vivons avec ce surmoi historique qui nous conduit à considérer que le Parlement doit, par essence, se conformer à certains canons d’autrefois, nés au XVIIIe et au XIXe siècles, pour estimer qu’il est à sa juste place.

Or, cela nous empêche de penser à nouveaux frais le rôle du Parlement dans le monde tel qu’il est.

D’ailleurs, les deux premiers Présidents de la Ve République ne s’y étaient pas trompés. Ainsi le général de Gaulle regrette dans ses Mémoires d’espoir : « ce ferment qui animait la vie et l’éloquence parlementaires sans lequel les discussions perdent de leur dramatique attrait (…). Une sorte de mécanisation morose régit maintenant les assemblées. À moi, qui ai toujours révéré les talents oratoires dont s’illustrait la tribune française, cet effacement inspire de la mélancolie. Mais je me console en voyant disparaître le trouble qui, sous le signe « des jeux, des poisons, des délices » parlementaires marqua la IIIe et la IVe Républiques et les emporta toutes les deux. » Pour lui le Parlement doit contribuer à la finalité du régime : assurer « à l’État républicain l’efficacité, la stabilité et la continuité exigées par le redressement de la France. Là sera l’épreuve décisive du Parlement. [30] » Devant Alain Peyrefitte, en 1963, il souhaite que des « grands débats » puissent être organisés à l’Assemblée nationale, par exemple sur la ratification du traité franco-allemand, la nouvelle orientation des rapports entre la France et l’Algérie ou l’aménagement de la région parisienne[31].

Quant à Georges Pompidou, il écrit dans le Nœud gordien : « Reste, il est vrai, à redéfinir le rôle du Parlement. L’opinion est généralement admise que depuis 1958 l’Assemblée n’a qu’un rôle négligeable, un rôle d’enregistrement. Certes, pour ceux qui pensent que la vie politique normale est celle que nous avons connue au moins depuis la fin de la Première guerre mondiale, dans laquelle les gouvernements n’avaient d’autres choix que de céder aux exigences de l’Assemblée, c’est-à-dire les groupes charnières dont dépendait la majorité, ou de se faire renverser, alors il est vrai que les séances du Palais Bourbon ont perdu de leur intérêt. Mais qu’on me permette de dire que je n’ai jamais trouvé au Palais Bourbon une chambre d’enregistrement.[32] » Puis il décrit la nécessité dans laquelle il s’est trouvé comme Premier ministre d’expliquer, de débattre, modifier ses textes pour s’accorder avec sa majorité. Celle-ci avait – et a toujours – à choisir selon lui entre « renverser le gouvernement ou accepter
une décision qui ne lui convient pas parfaitement[33] ».

Pour avoir exercé des fonctions du côté gouvernemental comme celles de directeur du cabinet du ministre des Relations avec le Parlement ou de conseiller spécial de la ministre de la Justice, je puis témoigner que les majorités, même absolues, ne sont jamais dociles et soumises. Il faut toujours convaincre et négocier, sans que cela s’étale d’ailleurs sur la place publique. In fine, des accords sont trouvés. Mais penser que ce résultat est le fruit d’une stricte discipline c’est méconnaître le travail souterrain qui est accompli avant.

Les conséquences de l’obsession de l’âge d’or

Plusieurs conséquences s’attachent à ce topos : le regret des grands orateurs, on l’a vu, la sacralisation du droit d’amendement, la méfiance à l’égard de la discipline politique. Le droit d’amendement est aujourd’hui encore considéré comme l’ultime droit du parlementaire. Il y a là une forme de sacralisation propre à notre pays, qui n’existe pas à ce point dans bon nombre de démocraties où ce droit s’exerce moins individuellement et où il est plus strictement régulé par les groupes parlementaires.

Nulle part on n’observe comme aujourd’hui le dépôt de dizaines de milliers d’amendements qui thrombosent l’institution, ne permettent plus de distinguer l’essentiel de l’accessoire, rendent trop souvent les débats et les lois informes. Le Parlement français reste encore très marqué par une culture individualiste fondée sur l’idée que le député ou le sénateur est à lui seul représentant de la Nation entière au même titre que tous ses collègues. Là où dans les grandes démocraties parlementaires, la discipline politique est perçue comme un mode normal d’organisation, rationnel et moderne, qui contribue à la clarté des débats et des enjeux, elle apparaît encore souvent en France comme une contrainte excessive, illégitime même, contraire à la démocratie en somme. Convergent ici plusieurs tendances propres à notre pays : une méfiance à l’égard des partis et une faiblesse de ces organisations dans notre démocratie ; l’idée que la volonté générale née de la raison est une, comme la souveraineté, et dès lors les partis, porteurs d’intérêts particuliers, ne sont pas les plus à même de l’incarner ; des députés élus selon un mode de scrutin majoritaire qui leur permet de se maintenir à distance d’une rigoureuse discipline, forts qu’ils sont de leur propre légitimité conquise sur le terrain.

La conséquence de cette idée de l’indépendance parlementaire est ambivalen-te. Dans un régime médiatique qui ne va pas en s’améliorant, tout dissensus mineur au sein de la majorité devient un couac ou une affaire, alors qu’il s’agit simplement de la vie démocratique, faite de négociations, de débats et de désaccords, parfois de heurts. D’une petite chose on fait toute une histoire, un feuilleton. De l’autre côté, lorsque les parlementaires acceptent un compromis, ou se rallient à la ligne majoritaire de leur groupe, on leur fait immédiatement un procès en « caporalisation », en « godillot », en « playmobilisation ». Or, là encore n’est-ce pas le jeu normal d’une démocratie parlementaire qui repose sur une cohérence forte entre le gouvernement et la majorité dont il est issu ?

Comment accepter et organiser la respiration démocratique parlementaire dans ces conditions ? Et comment être juste avec cette belle institution parlementaire dès lors que l’on plaque sur son action trop d’idées reçues ? Il me semble que nous avons collectivement un devoir de lucidité. Le Parlement ne peut pas tout et ne doit pas tout pouvoir pour plusieurs raisons.

Omnipotence et dispersion

La première, fondamentale, est que la démocratie est un régime de séparation des pouvoirs, et non de confusion ou de monopolisation de ces pouvoirs. Nulle institution ne doit disposer de tous les pouvoirs, pas même le Parlement. La Ve République a assigné au Parlement une mission qui est mentionnée explicitement à l’article 24 de la Constitution : voter la loi, contrôler l’action du gouvernement et, depuis 2008, évaluer les politiques publiques. À cela on doit ajouter la fonction de représentation telle qu’elle ressort de l’article 3 de la Constitution, la souveraineté nationale qui appartient au peuple étant exercée
par ses représentants. Le constituant de 1958 a ainsi tranché avec l’idée d’un Parlement omnipotent pour le ramener à une fonction au périmètre moins large. De là est né un sentiment de minoration.

Au passage, il me semble qu’il faudrait cesser de considérer que le Parlement est un « contre-pouvoir » comme on le trouve trop souvent sous les plumes journalistiques ou académiques, voire parlementaires elles-mêmes. Le Parlement est un pouvoir à part entière. Il n’est pas là pour être contre, pour s’opposer mais pour agir et remplir les missions constitutionnelles qui lui sont assignées. Finalement, l’omnipotence est une impotence comme la dispersion une perversion. Le Parlement doit, pour être fort, se prémunir contre ces tentations.

D’autres causes ont conduit à la fin de l’omnipotence du Parlement. Elles sont bien connues : l’émergence du contrôle de constitutionnalité puis son renforcement par l’extension du droit de saisine et la question prioritaire de constitutionnalité ; la primauté des traités sur la loi telle qu’elle est prévue par l’article 55 de la Constitution et la montée en puissance du droit européen.
On doit aussi évoquer d’autres raisons, moins institutionnelles ou juridiques. La complexité d’une société qui n’a plus rien à voir avec celle de 1958 rend l’action publique elle-même compliquée. Le rapport à la politique et à la démocratie pèse aussi sur l’action du Parlement et la représentation que s’en font les citoyens. Malheureusement les députés et les sénateurs n’échappent pas aux critiques, à la perte de confiance, au prurit populiste et anti-élitiste. Les citoyens sont très ambivalents à l’égard d’une institution qui leur apparaît comme devant représenter par excellence la démocratie et qu’ils critiquent de manière acerbe, injuste le plus souvent, et parfois violente hélas.

Or, né au XVIIIe siècle, arrivé à maturité au cours du siècle suivant, le Parlement n’est pas l’institution la mieux armée pour faire face à ces bouleversements au sein d’une société marquée par le besoin de leadership associé à une demande citoyenne de forte horizontalité et de démocratie directe, par l’immédiateté et soumise de plus en plus au règne de l’émotion. Le Parlement est exactement l’inverse. Il est collégial et son existence repose sur l’idée de représentation ; il a besoin de temps pour délibérer ; l’exercice de délibération et de vote de la loi est – en principe – fondé en raison dans le cadre de procédures qui permettent de conférer à ces débats toute la clarté nécessaire. On en vient à se demander si le Parlement est dessiné pour le monde actuel ? Je suis convaincu qu’il peut l’être mais au prix de la prise de conscience collective que j’évoquais précédemment. Or, le Parlement apparaît parfois désemparé face à cet obstacle à surmonter en raison même de cet étalon fantasmatique qu’il se fixe lui-même et de cette béance entre une aspiration idéale et une réalité plus prosaïque. Toute la difficulté est de faire vivre une institution du XIXe siècle au XXIe siècle. Pourtant ce n’est pas parce que le Parlement ne peut pas tout qu’il ne peut rien.

Pour un Parlement fort

Je ne vais pas reprendre ici une à une les prérogatives des assemblées. Elles savent en user et il faudrait, pour aller plus loin, distinguer l’Assemblée nationale et le Sénat, qui ont chacun une identité forte. Il existe bien des voies à développer beaucoup plus et à valoriser. J’en profite pour contester le terme aujourd’hui si convenu de « revalorisation du Parlement » qui ne veut strictement rien dire et renvoie là encore à l’idée que l’institution est dévalorisée par rapport à ce qu’elle fut. L’essentiel est plutôt de « valoriser » ce que font les parlementaires auxquels je souhaiterais ici rendre aussi hommage. J’ai eu l’honneur de servir de très nombreux députés pendant un quart de siècle, parmi lesquelles je voudrais simplement citer les présidents de commission des Lois avec lesquels j’ai travaillé étroitement – Catherine Tasca, Bernard Roman, Jean-Luc Warsmann et Jean-Jacques Urvoas. Je peux témoigner qu’ils furent tout sauf spectateurs. Comme responsables de commission ou comme rapporteurs de textes importants, les députés que j’ai servis avaient toujours la volonté chevillée au corps d’agir dans le sens de l’intérêt général, selon leurs convictions.

Si l’on doit livrer quelques pistes de réflexion, il me semble que la première d’entre elles est celle des amendements, comme je l’ai évoqué précédemment. Sous la XVe législature (2017-2022), on en a compté 200 000 ! Après une seule année, lors de l’actuelle législature, on en dénombre plus de 50 000. Jusqu’où ira-t-on ? Encore une fois, aucun Parlement ne connaît cela. Comment rendre les débats lisibles pour nos concitoyens ? Ne faudrait-il pas – c’était l’ambition de la révision de 2008, qui n’a pas réussi en cela – faire en sorte que ne viennent dans l’hémicycle que quelques dizaines d’amendements significatifs permettant d’organiser des débats très politiques qui mettraient en valeur les enjeux de manière claire. Le reste serait traité au niveau des commissions.

Il me semble aussi qu’il faut développer et mieux valoriser ce que l’on peut appeler « le cercle vertueux du contrôle et de l’initiative législative » : un travail d’évaluation via une mission d’information ou une commission d’enquête sur un sujet, qui peut associer majorité et opposition ; la préparation d’une proposition de loi, au besoin en saisissant le Conseil d’État comme cela est possible depuis la révision de 2008 ; l’examen de ce texte ; son évaluation ex post. Comme exemples de ce cercle vertueux, on peut citer les travaux menés sur la législation relative aux armes, à la prescription pénale ou à la révision des jugements pénaux, il y a quelques années. Ainsi le Parlement contribue utilement à l’action publique en usant de manière cohérente de toutes ses prérogatives constitutionnelles.

Le Parlement doit aussi se projeter hors les murs. Nous constatons aujourd’hui une béance entre l’échelon national et l’échelon local. Ce qui se fait au plan macro n’est plus compris au plan micro. Par nature les parlementaires ont vocation naturellement à être le maillon entre ces deux échelles. Il leur appartient de faire remonter les préoccupations des citoyens auprès de l’État central mais en sens inverse ils ont aussi vocation à être les ambassadeurs de l’État central dont ils sont des acteurs essentiels vers ce que l’on nomme le « terrain ».

Pour bien être compris, je voudrais conclure par une forme de plaidoyer pour le parlement. Il est une institution à nulle autre pareille au sein de nos démocraties pour les raisons suivantes. C’est le lieu du pluralisme.

Par essence, les hémicycles incarnent cette diversité qui est la nature même de la démocratie. Ensuite, le Parlement est public : c’est en son sein que les grands enjeux politiques peuvent être exposés, mis en lumière, mis en scène, mis en mots, pour nouer le débat républicain. Il existe aujourd’hui une concurrence avec beaucoup d’autres forums, principalement virtuels, mais je ne crois pas que la partie soit perdue pour l’institution parlementaire si elle sait se réformer. Le Parlement est aussi un centre névralgique. Il n’est ni seul ni omnipotent mais il est au cœur d’un réseau démocratique, interagissant avec toutes les institutions (gouvernement, Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour des comptes, Conseil économique, social et environnemental…) et évidemment avec les citoyens.

La démocratie n’est jamais servie par la confusion des pouvoirs. Le Parlement doit jouer sa partition avec vigueur mais au sein d’un orchestre plus large. C’est cette harmonie qui est la clé de tout.

 

Emmanuelle Mignon, Avocat associé August Debouzy, ancienne directrice de cabinet du Président Nicolas Sarkozy

Que peut le Président de la République ?

J’ai l’impression d’avoir une très grosse charge sur les épaules. Le Président de la République est la clé de voute des institutions et il a énormément de pouvoir dans notre pays (sans doute trop). La tentation naturelle est donc de se dire que « pour reprendre le contrôle », une bonne partie, voire l’essentiel de la solution est au 55 rue du Faubourg Saint-Honoré. Vous attendez donc sans doute beaucoup de mon intervention.

Je vais hélas vous décevoir tout de suite : je n’ai pas de solution miracle. Par ailleurs, j’ai beaucoup de doutes, d’hésitations. Mais, comme le disait Nietzsche : « ce n’est pas le doute qui rend fou, mais la certitude ». C’est donc en pleine conscience de mes doutes et de mes limites que je vais essayer de formuler quelques remarques que je tire de mon expérience auprès de Nicolas Sarkozy, quand il était ministre, puis à l’Elysée quand il était Président de la République, mais aussi des deux campagnes présidentielles auxquelles j’ai participé, en particulier celle de 2007.

Le Président peut et doit faire deux choses, qui sont faciles à exprimer, difficiles à exécuter et extrêmement difficiles à articuler.

Faciles à exprimer

Elles sont dans la Constitution. La première est évidemment de se faire élire (articles 6 et 7) ; la seconde est d’exercer son rôle de Président de la République décrit à l’article 5 de la Constitution. J’ajoute l’article 20 puisque tout le monde sait que c’est le Président qui, en pratique, détermine et conduit la politique de la Nation. Je me place dans l’hypothèse où l’on n’est pas en période de cohabitation.

Difficiles à exécuter

Tout d’abord se faire élire est très difficile. Nicolas Sarkozy avait l’habitude de dire : « il y a deux élections difficiles dans le monde, l’élection présidentielle américaine et l’élection présidentielle française ». Difficile parce que c’est une élection de programme, en tout cas c’est censé être une élection de programme, mais c’est aussi fondamentalement une élection de personne. Les candidats donnent énormément d’eux-mêmes dans une campagne présidentielle, c’est quelque chose de très intense, une rencontre avec les Français, avec une forte dimension émotionnelle. Je discutais avec François Bayrou dans l’avion qui nous emmenait ici et il me faisait remarquer que le poids de l’image dans le monde d’aujourd’hui conduit à une personnalisation du pouvoir et des processus électoraux dans tous les pays, y compris dans les démocraties parlementaires classiques où traditionnellement l’on porte en principe au pouvoir un parti, une majorité, des idées, avant d’y porter un homme ou une femme. Sans doute est-ce vrai, mais cette personnalisation, cette incarnation du pouvoir par une personne, se cumule en France avec les pouvoirs extrêmement importants du Président de la République. Il en résulte des attentes très fortes qui convergent sur sa personne, dans un pays où, par ailleurs, Didier Casas l’a très bien rappelé, on attend beaucoup de l’Etat.

Autre difficulté, c’est une élection populaire. Les électeurs déterminants de l’issue du scrutin présidentiel ne sont pas les gens qui sont dans cette salle. Nous, nous sommes les privilégiés du système, intégrés, bénéficiaires de la mondialisation, peu exposés aux difficultés du quotidien, encore moins aux anxiétés de l’avenir. Mais la France de l’élection présidentielle, c’est la France des classes moyennes et populaires. Cela ne veut certainement pas dire que nous seuls sommes intelligents, que nous seuls pouvons comprendre les problèmes, que nous seuls sommes en capacité de mesurer à quel point l’exercice du pouvoir est difficile, et que l’on serait condamné, en campagne électorale, à servir des discours simplistes en sachant qu’ils se heurteront ensuite au mur de la réalité. Cela veut dire que, pendant la campagne présidentielle, le candidat doit donner des perspectives immédiates à des personnes qui n’ont pas le temps d’attendre.

Le slogan officiel de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy n’était pas « travailler plus pour gagner plus ». Mais c’est celui que l’histoire retiendra. Ce n’était pas un slogan élaboré par une agence de communication et des conseillers politiques après des jours et des jours de brain storming ; c’est une expression que Nicolas Sarkozy a utilisée comme ça, un jour, pendant une réunion interne politique à la fin de l’été 2006. Mais c’était une expression géniale parce qu’elle encapsulait tout : le « travailler plus », qui exprime le sang, le labeur, la sueur, les larmes, un redressement du pays qui prendra 10 à 15 ans et dont on ne verra les fruits que beaucoup plus tard, pour des électeurs qui se projettent dans le futur et peuvent attendre ; et le « gagner plus », qui incarne la promesse de résultats immédiats pour ceux qui ne peuvent plus. Ce « gagner plus » se matérialisait en outre dans une mesure concrète, la défiscalisation des heures supplémentaires.

Pour se faire élire, il faut donc trouver un équilibre entre le réalisme de l’action publique, le discours raisonnable selon l’expression utilisée par bon nombre d’entre nous déjà, et la nécessité de proposer des perspectives concrètes et immédiates aux Français. Cet équilibre est très difficile à trouver et c’est dans cet interstice entre les propositions raisonnables et les perspectives immédiates, que se glissent soit les solutions simplistes telles que « supprimer les juges » ou « supprimer l’Europe », soit la solution de facilité qui consiste à brandir la menace des extrêmes.

Ensuite il faut présider, ce qui n’est pas simple non plus. Evidemment, nous rêvons tous d’un Président idéal. Edouard Balladur, il y a quelques mois, en a fait le portrait lors d’un discours devant l’Académie des sciences morales et politiques qui a ensuite été publié dans la revue Commentaire. Le Président idéal, c’est celui qui fixe des perspectives et qui laisse le gouvernement les mettre en œuvre. Le Président idéal, c’est celui qui n’a pas peur de s’entourer d’un Premier Ministre solide ayant une forte personnalité, et non pas d’un exécutant servile. Le Président idéal, c’est celui qui gouverne avec un gouvernement resserré alliant maîtrise des dossiers et sens politique et qui sera en contact direct avec l’administration. Le Président idéal, c’est aussi un Président qui se consacre à l’international et à l’Europe en laissant le national au gouvernement.

Le problème de ce portrait idéal est qu’il est une accumulation de contradictions entre les qualités nécessaires pour gagner l’élection et les vertus requises pour bien présider.

Distinguer les perspectives de long terme et la mise en œuvre concrète est artificiel parce que gouverner, c’est anticiper, décider, mais aussi exécuter. Une grande partie des problèmes de notre pays se trouvent d’ailleurs dans les difficultés d’exécution de nos politiques publiques, auxquelles la suppression ou la limitation de l’article 55 de la Constitution, c’est-à-dire de la primauté du droit international et du droit européen sur le droit national, ne changera rien. Est-ce que la suppression de l’article 55 permettrait de recruter plus de professeurs, plus motivés, mieux payés ? Est-ce qu’elle résoudrait le problème de l’abandon des campagnes, la pénurie de médecins ? Est-ce qu’elle soulagerait l’hôpital, la justice ? La réponse est dans la question.

Dans ce pays, nous avons des difficultés d’exécution et le rôle du Président de la République est aussi de résoudre ce problème. Pourquoi l’énergie et l’impulsion présidentielles se perdent-elles du simple fait qu’elles franchissent les grilles de l’Elysée et traversent la Seine pour atteindre Matignon ? C’est ce que j’appelle l’effet « tapis de table », c’est-à-dire que les Présidents arrivent à l’Elysée, ils sont plein d’énergie, ils impulsent des tas de réformes, et, au bout de quelques mois, ils trépignent parce qu’ils ont l’impression que tout leur dynamisme ne produit aucun résultat. Ils soulèvent alors le tapis de table de leur bureau et ils s’aperçoivent que les fils qui relient le poste de commandement au reste de la machine ont été coupés. Par ailleurs, j’en discutais avec Eric Thiers tout à l’heure, les ministres, les membres de cabinets, l’administration sont comme des tournesols. Ils regardent vers le soleil et le soleil, c’est la Présidence de la République. Tout ce qui n’est pas suivi par la Présidence de la République se perd dans le cimetière de l’action publique.

S’entourer d’un Premier Ministre qui a de la personnalité et ne pas prendre un exécutant servile, c’est très bien sur le papier évidemment, mais c’est penser que l’élection présidentielle conduit à élire Saint François d’Assise, c’est-à-dire quelqu’un qui s’investirait d’une manière extrêmement forte pour se faire élire, en donnant tout de lui-même et en prenant tous les risques, pour ensuite, une fois élu, lâcher une partie de son pouvoir à un autre que lui-même. Nos présidents sont des mâles dominants (on verra comment féminiser l’expression lorsqu’une femme sera élue !), c’est pour cela qu’ils veulent être Président de la République depuis le plus jeune âge et qu’ils y pensent tous les jours en se rasant, et c’est pour cela qu’ils réussissent à être Président de la République. Une fois élus, ils veulent exercer ce pouvoir et il est assez naturel qu’ils tolèrent mal la présence d’un Premier ministre à leur côté qui sera toujours un usurpateur et jamais à leur niveau car c’est le Président qui gagne l’élection, aussi bien présidentielle que législative désormais.

Un gouvernement resserré avec des hommes et des femmes qui ont du sens politique et en même temps une très grande maîtrise des dossiers, c’est aussi très difficile, parce que si vous avez la maîtrise des dossiers, vous dirigez l’administration et ce n’est pas l’administration qui vous dirige, mais malheureusement, souvent, cela va avec une absence de sens politique. Au début, le Président est très content de son gouvernement parce qu’ils ont la maîtrise de dossiers, c’est formidable ; au bout de quelques mois, il trépigne de nouveau parce que les ministres ne vont pas au combat politique ou s’y prennent « comme des manches », et le Président ne se sent pas « protégé ». Cette notion de protection par un cordon sanitaire de ministres qui font de la politique, c’est quelque chose qui revient constamment dans la bouche des Présidents de la République.

Quant à se concentrer sur l’international et les questions européennes, tout en laissant les enjeux nationaux au gouvernement, c’est impossible. Ce n’est pas ce qu’attendent les Français et cela compromet grandement la réélection. Au surplus, peut-on aujourd’hui réellement séparer les sujets ? On se retrouve donc dans une situation où le Président a la charge écrasante d’assumer les responsabilités internationales du chef de l’Etat et le gouvernement concret de la Nation, avec un délai d’action extrêmement court, des attentes considérables qui pèsent sur lui et une exposition médiatique constante.

Extrêmement difficiles à articuler

L’intensité de la campagne électorale présidentielle et les pouvoirs théoriques immenses du Président aboutissent à une situation dans laquelle les attentes projetées sur le Président de la République sont considérables. Comment le Président de la République pourrait-il échouer à « reprendre le contrôle », lui qui a autant de pouvoir, autant de charisme et autant de légitimité ?

La réalité de l’exercice du pouvoir, dont les marges de manœuvre sont beaucoup plus étroites que ce qu’on lui a fait croire et qu’il a bien voulu laisser croire, se rappelle hélas rapidement au souvenir du dirigeant glorieusement et nouvellement élu. Didier Casas a parlé à juste titre d’une « sur-évaluation » de ce que peut faire l’action politique. Ce grand écart entre des campagnes qui promettent tout, fondées sur un très grand volontarisme, et les difficultés – plus que la modestie je pense – de l’action publique produit une élongation immédiate sous forme de déception qui contribue au sentiment que nous avons perdu le contrôle puisque les Présidents ne sont jamais capables de mener leur programme présidentiel.

A cette difficulté s’ajoute également un biais statistique. Le Président, seule incarnation du pouvoir, ayant été élu nécessairement à plus de 50% des voix, les premiers mois de son quinquennat consistent à gérer le retour de son indice de popularité à sa valeur normale, qui est celle du premier tour.

Peut-on éviter cet atterrissage forcé et brutal ? Deux ont essayé. Edouard Balladur, on lui fera crédit de sa cohérence, en 1995, qui s’est refusé pendant sa campagne à toute promesse démagogique. Lionel Jospin en 2002, qui a eu cette phrase admirable : « l’Etat ne peut pas tout ». Aucun n’a été élu, ni même franchi le premier tour. Voilà qui n’est pas encourageant.

De mon expérience auprès de Nicolas Sarkozy, j’ai néanmoins tiré quelques conclusions. Je vous en livre trois.

La première, c’est que le Président de la République doit réfléchir, avant d’être élu, à la manière dont il entend gouverner. Comme le Général de Gaulle, les candidats pensent que l’intendance suivra. Aujourd’hui c’est faux et c’est précisément un des sujets qu’ils ont à traiter. Cette réflexion ne doit pas avoir lieu pendant cette période de deux ou trois mois qu’il serait sain d’introduire, comme aux Etats-Unis, entre la fin du processus électoral et le jour de leur prise de fonctions, et qui contribuerait d’ailleurs à adoucir les conditions de l’atterrissage évoqué ci-dessus. Quand je parle de réfléchir à la gouvernance, je pense à quelque chose de beaucoup plus structurant, une réflexion qui doit s’étendre sur plusieurs années, la construction d’une pensée sur l’Etat, ses rapports avec la société civile, le rôle de la fonction publique, le fonctionnement du gouvernement, la place des cabinets ministériels. Les candidats devraient aussi réfléchir aux raisons pour lesquelles nos politiques publiques semblent avoir si peu de résultats. Il n’y a évidemment aucune commune mesure entre le gouvernement de la France et celui d’une grande entreprise, mais personne n’envisagerait de nommer à la tête d’un empire industriel un homme ou une femme qui n’a aucune compétence de management, ni même le sentiment qu’il faut en avoir.

Ensuite, je pense qu’il faut ramener les campagnes présidentielles à des engagements plus raisonnables. Une ou deux priorités, un calendrier, une méthode. De toute façon, l’environnement extérieur se chargera d’apporter son lot de difficultés à gérer et d’actualités à traiter. L’accélération des crises multiples que nous traversons depuis quelques années ne permet plus de laisser penser, ni laisser croire qu’il est raisonnablement possible de mettre en œuvre plus d’une ou deux réformes prioritaires.

Fixer des priorités, moins promettre, reconnaître que le Président ne peut pas tout, mais qu’il peut certaines choses à condition de bien présenter ses objectifs et sa méthode, aurait également l’avantage de restaurer la valeur de la parole présidentielle pendant la campagne électorale. C’est une bizarreté qui a été évoquée tout à l’heure : pourquoi y-a-t-il eu autant de résistances sur la réforme des retraites alors qu’Emmanuel Macron avait été extrêmement clair, pendant sa campagne, sur le fait qu’il ferait cette réforme ? Nous avons eu la même difficulté en 2007 avec le Traité de Lisbonne, qui a été beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy alors que ce dernier avait parfaitement indiqué, pendant la campagne, qu’il permettrait à l’Union européenne d’adopter les réformes institutionnelles nécessaires à son fonctionnement par la négociation d’un traité autorisé par les chambres et non par le référendum, quand bien même les Français avaient rejeté peu de temps auparavant le projet de Constitution européenne. J’avais été frappée également sous le quinquennat de François Hollande par l’ampleur des manifestations contre le mariage pour tous alors que la France catholique avait davantage voté pour François Hollande que pour Nicolas Sarkozy. Les candidats promettent de tout faire, de tout changer, leur parole est démonétisée, de telle sorte que plus un seul Français ne croit dans les promesses présidentielles, ce qui crée de grands malentendus lorsque certaines d’entre elles deviennent effectives. Si les candidats avaient une parole plus raisonnée, plus centrée sur quelques axes essentiels, ils seraient davantage crus à défaut d’être parfaitement crédibles, et ils auraient davantage de légitimité pour mener les réformes sur lesquelles ils ont placé leurs priorités.

Je pense enfin que, 65 ans après la création de la Cinquième République, il est temps que notre vie politique devienne adulte et que l’Union européenne soit une fois pour toute perçue comme un prolongement de nous-mêmes et non pas comme une contrainte à accepter à contre-cœur. La souveraineté européenne n’est pas la négation de la souveraineté française, mais son amplification à condition, d’une part, que l’Union se revendique comme puissance et s’en donne les moyens, ce qu’elle commence tout juste à faire, d’autre part, que la France y pèse davantage par une plus grande exemplarité. Cela suppose beaucoup de pédagogie et la recherche d’une articulation et d’une cohérence plus grande entre l’action nationale et l’action européenne pour expliquer que l’une ne s’oppose pas à l’autre, mais qu’elles s’inscrivent dans le même projet politique.

[1] Discours à la jeunesse, 1903.
[2] Art 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États
membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. ».
[3] CJUE, C-204/21, 5 juin 2023, Commission/Pologne (indépendance et vie privée des juges).
[4] Décision 2015-520 QPC, Société métro holding France. Le Conseil constitutionnel a relevé qu’en édictant une condition relative aux droits de vote attachés aux titres des filiales pour pouvoir bénéficier du régime fiscal des sociétés mères, le législateur a entendu favoriser l’implication des sociétés mères dans le développement économique de leurs filiales. Il en a déduit que la différence de traitement entre les produits de titres de filiales, qui repose sur la localisation géographique de ces filiales, est sans rapport avec un tel objectif. La rupture du principe d’égalité résulte d’une discrimination entre deux situations dont l’une est imposée par l’exigence de transposition des directives communautaires.
[5] Décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013, M. Jeremy F. [Absence de recours en cas d’extensiondes effets du mandat d’arrêt européen – question préjudicielle à la Cour de justice de l’Unioneuropéenne].
[6] Voir par exemple, CEPEJ, Rapport d’évaluation 2022 (données 2020).
[7] Décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023 – Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.
[8] Décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 [Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité].
[9] Décision n° 2020-878/879 QPC du 29 janvier 2021, M. Ion Andronie R. et autre [Prolongation de plein droit des détentions provisoires dans un contexte d’urgence sanitaire].
[10] Cass, Ass plénière, 12 mai 2023, pourvois n° 22-80.057 et 22-82.468.
[11] « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ».
[12] L’express, 8 juin 2023.
[13] Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet.
[14] Décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020, Loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine.
[15] Les juges européens ont « réussi à révéler l’extraordinaire fécondité de ce droit commun européen », Pierre Pescatore, Rôle et sens du droit et des juges, RIDP, 1974.
[16] CJUE, 14 mars 2017 (C-157/15 et C-188/15) et CJUE, 15 juillet 2021, affaires C-804-18 et C-341-19).
[17] CJUE, 21 décembre 2016, C-203/15 Tele2 Sverige.
[18] CJUE, 6 octobre 2020, C-623/17, Privacy international.
[19] CE, Ass, French Data Network et autres, 21 avril 2021.
[20] Cass, 12 juillet 2022, Pourvois n° 21-83.710, 21-83.820, 21-84.096 et 20-86.652.
[21] CEDH, 28 Juillet 1999, Selmouni/France.
[22] CEDH, 30 janvier 2020, AFFAIRE J.M.B. ET AUTRES c. France, Requête no 9671/15 et 31 autres.
[23] Au sein de la CEDH, chaque juge national assure le suivi des dossiers de son pays.
[24] Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
[25] Loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
[26] Léon Blum, La réforme gouvernementale, Paris, Grasset, 1936. André Tardieu, La Révolution à refaire, tome 1, Le souverain captif, Paris, Flammarion, 1936 et tome 2, La profession parlementaire, Paris, Flammarion, 1937. Voir aussi Jean-Félix de Bujadoux, Rationalisation du parlementarisme en France (XIXe-XXe siècles), thèse de doctorat en droit public sous la direction du professeur Philippe Lavaux, 2019.
[27] Olivier Rozenberg et Eric Thiers (dir.), L’opposition parlementaire, Paris, La Documentation française, 2013.
[28] Sans compter les autres aspects de cette réforme constitutionnelle avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité, la création du défenseur des droits…
[29] Raymond Carré de Malberg, La Loi, expression de la volonté générale, Paris, Economica, coll. «Classiques », 1984 [1re édition 1931].
[30] Charles de Gaulle, Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 1123-1124.
[31] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, Paris, Editions de Fallois-Fayard, 1994, p. 458-459.
[32] Le Nœud gordien, Paris, Plon, 1974, p. 68-69.

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