Avec les contributions de Robert Ménard et Didier Casas
Robert Ménard, Maire de Béziers
Quelle ironie ! Aujourd’hui, nous allons évoquer le droit, la liberté, la démocratie… sous la protection de la police. Eh oui, des militants d’extrême gauche voudraient m’empêcher de parler au nom du danger que j’incarnerais pour… la démocratie et la liberté ! Je vous avoue que je suis sidéré, blessé que l’on puisse ainsi tenter de me faire taire, ici à Pau ou ailleurs.
Heureusement, les organisateurs et le maire, François Bayrou, n’ont pas cédé à cet ultimatum. Puis-je rappeler que je suis élu au premier tour avec près de 70 % des voix dans ma ville et que je ne pense pas que 70 % des électeurs biterrois soient des fascistes ou des « héritiers de Pétain » pour prendre les mots de notre actuelle Première ministre.
Revenons à notre sujet. Je ne suis pas un spécialiste du droit. Je parle avec mon expérience, celle de patron de Reporters sans frontières pendant près de 25 ans, celle d’un militant qui s’est battu dans le monde entier pour les droits de l’Homme et la liberté d’expression. Une expérience qui s’est enrichie des presque dix années passées à la tête de Béziers – une ville de la taille de Pau -,
et de ses 80 000 habitants. Je fais de la politique au jour le jour, avec pragmatisme et bon sens, sans autre ambition que d’améliorer la vie des gens, surtout des « petites gens » comme on dit. Avec des victoires parfois modestes et aussi, d’immenses désillusions.
Au fil de ce mandat de maire, je suis pris de doutes face aux idées que j’ai longtemps affichées. Des idées parfois péremptoires qui n’ont pas résisté à mon quotidien d’élu. Et m’ont poussé à me méfier des grandes déclarations. J’hésite. Je tâtonne. Je bifurque. Je prendrai quelques exemples précis, ne parlant qu’en mon nom, ne me réclamant d’aucun parti, d’aucun courant, d’aucune obédience.
Contrairement à ce qui a été dit précédemment, je ne suis pas inquiet de ce « peuple esclave de ses sentiments ».
S’il y a eu des excès dans les prises de position de certains, comme par exemple au moment du COVID – j’ai eu droit à des manifestations antivax devant mon domicile, composées de gens censés être mes amis ! –, je ne crois pas qu’on puisse affirmer, comme certains se plaisent à l’expliquer, que voter pour Marine Le Pen serait tout simplement « mal voter ». Les électeurs du Rassemblement national sont convaincus de deux ou trois choses qui peuvent nous heurter, vous et moi, mais qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas ne pas entendre.
À l’inverse, affirmer qu’il y aurait, d’un côté, des élites qui seraient des monstres coupés de tout, et de l’autre, un « peuple » qui ferait toujours preuve de clairvoyance et de sagesse, me semble tout aussi erroné et dangereux. Quant à ceux qui s’autoproclament la voix de ce « vrai » peuple – nous venons d’en entendre un spécimen -, ils me font froid dans le dos…
Prenons la question du souverainisme. Je suis profondément pro-européen. Et je l’ai toujours été. Ce qui m’a valu bien des problèmes avec mes « amis » de la «droite de la droite »… Pourquoi pro-européen ? Parce que, patron de Reporters sans frontières, j’ai mesuré que la guerre était la règle dans notre monde, à quelques rares exceptions près dont l’Europe. Après avoir passé des années dans des zones de conflit, j’ai constaté que, même si nous avions des difficultés avec nos voisins Allemands, personne n’imaginait prendre les armes pour les résoudre. C’est cela le miracle européen. C’est aussi simple que cela. Et ça n’a pas de prix ! Un peu primaire comme raisonnement, j‘en conviens.
Cela n’empêche évidemment pas qu’il y a des choses qui clochent dans cette construction européenne ! Quand, pour ne prendre qu’un exemple, la Cour de justice de l’Union européenne reproche à la France le temps de travail de ses soldats dans ses armées, je me demande en quoi ça la regarde ! On peut être pro-européen et estimer que la Cour de justice européenne a peut-être d’autres chats à fouetter…
De la même façon, j’ai défendu toute ma vie la Convention européenne des Droits de l’Homme. À Reporters sans frontières, nous y avions régulièrement recours pour défendre la liberté de la presse dans certains pays de notre vieux continent. Il comptait et compte encore quelques autocrates… Mais quand Jean-Marc Rouillan, cette crapule – et le mot est en dessous de la réalité – qui a assassiné le Général Audran et le patron de Renault, Georges Besse, est condamné pour avoir salué le « courage » des terroristes lors des attentats de2015 et que cette même Cour européenne estime que la peine – 18 mois de prison dont 8 mois fermes avec un bracelet – est « disproportionnée », les bras m’en tombent ! À force de tordre les droits de l’Homme dans tous les sens, on finit par en faire les ennemis mêmes de nos libertés…
J’en ai conclu que, s’il ne fallait pas jeter aux orties la Convention européenne, nous pourrions émettre des « réserves » sur tel ou tel de ses articles. La France l’a d’ailleurs fait dans le passé tout comme le Danemark en a émis avant de l’adopter. Une affaire de juste milieu. Ou, je préfère le terme, de bon sens.
Éric Chol : Pardonnez-moi, ça veut dire quoi, ça veut dire une Europe à la carte ?
Ça veut dire que la Convention européenne des droits de l’Homme pourrait être renégociée. Je le répète, la France a émis des « réserves » il fut un temps. C’était loin d’être absurde.
Parlons maintenant de cette fameuse « République des juges ».Personnellement, je trouve formidable que les juges fassent leur boulot et je suis le dernier à dire qu’ils seraient tous laxistes. Tout cela n’a aucun sens. Mais, une nouvelle fois, si nous faisions preuve de bon sens ? Non, tous les juges ne sont pas la caricature dont le Syndicat de la Magistrature est le visage mais, pour autant, est-ce bien raisonnable que le Conseil constitutionnel refuse, au nom du « respect de la vie privée » la vidéosurveillance dans les cellules de garde à vue ou dans les Centres de rétention administrative ? Et ce bon sens dont je me réclame n’est pas synonyme de poujadisme ou de populisme de bazar.
Autre exemple. On peut s’interroger sur la pertinence d’avoir fait du regroupement familial un droit constitutionnel. Rappelez-vous, c’est Raymond Barre qui a voulu revenir sur le regroupement familial. En vain. Le Conseil d’État puis le Conseil constitutionnel ont sacralisé le regroupement familial.
On ne peut plus y toucher. Personnellement, je pense qu’il est une des causes de nos problèmes actuels en matière d’immigration. Le dire ne fait pas de vous un abominable facho qui mettrait en danger notre démocratie.
Pour rester dans le concret, dans le réel, je vais vous raconter quelque chose qui m’est arrivé pas plus tard qu’hier. François [Bayrou], tu es maire comme moi. Nous avons, chez toi comme chez moi, un service qui s’occupe des mariages. La dame qui le gère à Béziers est venue me voir : « Monsieur le Maire, nous sommes dans une drôle de situation. Il nous est arrivé d’avoir face à nous des personnes en situation illégale mais, cette fois, le garçon fait l’objet d’une OQTF, une obligation de quitter le territoire. On fait quoi ? »
Franchement, vous me voyez dire aux gens, chez moi : « Ce monsieur en situation illégale, on veut le mettre dehors, mais moi, je vais le marier ! » Je veux bien défendre le Droit et la République, mais là, ça devient totalement incompréhensible pour tout un chacun[1].
Encore un mot sur certains juges. J’ai été épinglé sur le fameux « mur des cons ». Alors pardon d’être encore une fois un tantinet simpliste mais quand je me retrouve devant un juge, je me demande si je vais être jugé équitablement dans le cas où le magistrat en face de moi serait membre du Syndicat de la magistrature. Or, comme tout citoyen, j’ai le droit d’être jugé en toute équité et non par quelqu’un bourré des mêmes a priori que ceux qui manifestent en ce moment-même devant le bâtiment où nous sommes réunis.
Je finirai en vous disant que, sur bien des sujets, dont ceux qui nous intéressent aujourd’hui, je ne sais plus trop quoi penser. Toute une partie de ma vie a été consacrée à la défense des droits de l’Homme. Dans ce cadre, nous nous appuyions sur les traités internationaux pour défendre des journalistes et les sortir de prison. Mais, « en même temps », je suis sidéré par l’aveuglement de bien d’entre nous sur la justice et sur les juges. Un aveuglement qui dessert l’État de droit que nous sommes censés défendre. Une attitude que je retrouve d’ailleurs dans la classe politique et chez les journalistes.
Quand on met les votes qui ne nous conviennent pas ou qui nous déplaisent sur le compte de l’ignorance ou des réseaux sociaux, je trouve que c’est un peu court. Il ne faut pas s’interdire de poser les questions qui fâchent. Comment ne pas s’interroger sur les doutes, pour ne pas dire plus, que les gens ont sur nous, hommes politiques, journalistes, juges ? Et, vous l’avez compris, je ne m’en félicite pas, je m’en inquiète. Je m’inquiète que beaucoup, beaucoup trop ne nous croient pas. Ne nous croient plus. Je m’inquiète que beaucoup, beaucoup trop pensent que les hommes politiques sont tous des pourris, que les juges sont tous des laxistes, que les journalistes sont tous des menteurs. Ce qui est faux, bien sûr. Mais si nous continuons à tenir un discours caricatural, si les journalistes continuent à expliquer que « c’est la faute de ces abrutis
d’illettrés », si les politiques continuent à se défendre sur le thème « il n’y a rien à faire, c’est la faute au populisme », si les juges continuent à ne pas supporter la moindre critique au nom de la sacro-sainte indépendance de la justice, nous n’avancerons pas. Nous reculerons. Et dangereusement.
Dans son dernier livre, Michel Houellebecq écrit : « Je ne crois plus aux idées, je crois aux gens ». Je ne voudrais pas ne même plus croire aux gens…
Didier Casas, Secrétaire général du groupe Bouygues, expert du Club des juristes et ancien conseiller spécial du candidat Emmanuel Macron (2017)
Qui n’a pas expérimenté la difficulté de négocier un arrêté ministériel fixant par exemple le prix du lait entier – car oui, contrairement à ce qu’on apprend dans les facultés de droit, les arrêtés ministériels ne sont pas des actes administratifs unilatéraux, il arrive fréquemment qu’ils soient le fruit d’une négociation – n’a pas idée de la complexité des affaires de l’Etat.
Les affaires de l’Etat sont chose complexe. Le gouvernement des hommes, dans la diversité de leurs passions, dans la lourdeur de leurs malheurs parfois, dans la violence aussi des rapports sociaux est, on ne le dira jamais assez, un art d’exécution d’une grande subtilité. C’est pourquoi, au-delà des principes généraux sur le bon gouvernement ou sur le bien gouverner, il faut savoir rester humble dans le commentaire et, plus encore, dans le diagnostic ou le verdict.
Un ancien ministre, par ailleurs membre du Conseil d’Etat, a récemment dénoncé le « coup d’Etat » organisé par les cours suprêmes qui « se sont arrogées le droit d’écarter la loi ».[1] Devant cette situation, ce dirigeant souhaite réviser la Constitution pour interdire une telle possibilité et, au fond « reprendre le contrôle ». A quoi renvoie cette idée, qu’il n’est pas le seul à proférer et à l’ombre de laquelle nous sommes invités à méditer ces deux journées ? En particulier, faut-il penser, puisqu’on nous parle de « simple slogan électoraliste », que la « reprise de contrôle » serait une simple astuce, comme une manigance des professionnels de la politique qui agiteraient ce discours volontariste devant le peuple ébahi dans le seul but de le convaincre de l’urgence de les élire ?
Les choses ne sont pas si simples et on me permettra de ne pas aller aussi vite en besogne. Je ne ressens guère de sympathie pour les viriles déclarations du genre de celles que je viens de citer sur la nécessité de « reprendre le contrôle », mais les critiquer suppose de comprendre d’abord comment elles s’expliquent – nous aborderons successivement deux causes possibles. Nous terminerons en suggérant quelques pistes modestes pour reprendre le contrôle, mais de façon raisonnable.
La première cause tient à un constat tout simple : si nous pensons à ce point qu’il faut « reprendre le contrôle », c’est d’abord que nous pensons l’avoir perdu.
Or une telle perte nous angoisse collectivement car elle renvoie notre pays au traumatisme de ses défaites militaires et morales. Quand on relit aujourd’hui L’étrange défaite, ce qu’il ne faut jamais cesser de faire, on tremble devant cette phrase de Marc Bloch : « Nous nous trouvons aujourd’hui dans cette situation affreuse que le sort de la France a cessé de dépendre des Français ». Il ajoute juste après : « Depuis que les armes, que nous ne tenions pas d’une poigne assez solide, nous sont tombées des mains, l’avenir de notre pays et de notre civilisation fait l’enjeu d’une lutte où, pour la plupart, nous ne sommes plus que des spectateurs un peu humiliés. »
L’idée que nous serions devenus les spectateurs de notre destin est beaucoup plus présente dans les esprits qu’on ne le pense. Pourquoi ? Parce que le monde a beaucoup changé après la chute du Mur, la percée de la Chine et de l’Inde, les hoquets de l’Union européenne, les hésitations des Etats-Unis sans parler de l’agressivité russe, et que notre pays ne parvient pas à se projeter complètement dans sa nouvelle histoire : l’histoire d’un pays qui n’est plus tout à fait ce qu’il a été, qui n’a plus la puissance qu’il avait, qui n’inspire plus la crainte qu’il inspirait et qui, de grande puissance est devenu une puissance moyenne, et de puissance moyenne explique être aujourd’hui une « puissance d’équilibre », expression au demeurant très énigmatique, qui symbolise bien l’entre-deux indéterminé dans lequel nous nous trouvons.
Dans l’océan du monde, la France était un navire de fort tonnage et les passagers que nous sommes, conduits par un équipage qui ne se posait guère de question, résistaient bien aux marées. Nous devons aujourd’hui traverser le gros temps sur un bâtiment devenu plus modeste : les passagers ont souvent le mal de mer et l’équipage ressent une forte nostalgie de l’eau calme du port….
Comme disait Dominique de Villepin devant le Conseil de Sécurité avant la guerre du Golfe, mais c’était alors pour en tirer argument, la France est « un vieux pays ». C’est pourquoi certains de nos dirigeants, pris de vertige devant ce que nous ne sommes plus ou bientôt plus, ressentent fortement la nécessité d’arrêter le cours du temps pour « reprendre le contrôle ».
La France n’est pas le seul « vieux pays » dans cette situation. Le Royaume-Uni est allé jusqu’au bout de la logique et a fait pour sa part un choix radical en se séparant de son environnement immédiat, persuadé qu’en retrouvant sa monnaie, il retrouverait aussi son destin. La force de l’héritage européen gaulo-mitterrandiste, le voisinage avec l’Allemagne aussi, nous ont pour l’instant préservé d’un tel choix dont chacun voit ce qu’il aurait de catastrophique.
La volonté de « reprendre le contrôle » s’explique aussi par l’hyper-valorisation de l’action dans notre univers de référence politique. Or il faut comprendre les deux ressorts de ce phénomène.
Le premier tient à la place particulière de l’Etat dans notre système culturel, avec toutes les conséquences que cela emporte sur ce que nous attendons de nos dirigeants politiques.
Au pays de Bodin, l’Etat est le dépositaire ultime et exclusif de la souveraineté et, pour nous Français peut-être davantage que pour d’autres nations, cela signifie beaucoup. Nul besoin de revenir ici sur le processus historique qui l’explique mais nous savons bien que, traditionnellement, l’Etat occupe en France une place centrale dans la distribution des pouvoirs. Il est au cœur de bien des choses, pour ne pas dire de toute chose et on attend de lui qu’il soit la grande explication, qu’il agisse comme le grand recours, et qu’il puisse être finalement le grand responsable.
Dans un tel contexte, ceux qui ont la charge des affaires de l’Etat, ou qui souhaitent l’avoir, sont mécaniquement portés à l’affichage d’un volontarisme permanent. Imagine-t-on un Président de la République française élu sur un discours d’abandon ou même de retrait ? C’est impensable. Il faut tout au contraire que l’élu agisse, qu’il tranche, qu’il décide. Qu’on le voie partout. A cet égard, « Jupiter » est sans aucun doute une réaction au « Président normal ». Et c’est bien ainsi qu’il faut comprendre le discours sur la « reprise de contrôle » :comme une conséquence directe de la mécanique d’affirmation de la souveraineté de l’Etat.
Au reste, ce n’est pas faire injure à ceux qui servent l’Etat – j’en ai été – mais l’omnipotence prétendue et affichée de l’Etat n’a pas que des conséquences heureuses. On trouve dans l’actualité récente pas mal d’illustrations de ce phénomène qui conduit souvent nos dirigeants à considérer qu’il n’est pas utile de laisser la moindre place à la démocratie sociale pour concevoir, imaginer et finalement mettre en place une réforme sociale aussi difficile que nécessaire.
Le deuxième ressort de l’hyper-valorisation de l’action, susceptible d’expliquer la volonté de reprendre le contrôle, tient au dérèglement profond de la parole et de la communication politiques.
Ne soyons pas naïfs : personne n’a jamais été élu s’il ne propose pas une ambition minimale, une volonté de transformer le réel. Il n’y a absolument rien de neuf là-dedans. A toute époque, il a fallu proposer à l’électeur, qui d’ailleurs le demande, un programme d’action.
Mais là où nous disons qu’il y a un fait nouveau et un dérèglement, c’est que la vie politique moderne et les usages actuels de la communication politique sont en train de tout bouleverser. Sans vouloir théoriser ce qui relève essentiellement de l’observation empirique, on peut s’accorder sur quelques tendances fortes qui placent nécessairement les dirigeants politiques devant l’impératif catégorique de l’action proclamatoire, donc devant l’affirmation qu’ils doivent absolument reprendre un contrôle qui aurait été perdu.
Il y a d’abord l’incroyable gonflement de la sphère informationnelle. Tout devient information, même ce qui n’est rien. Les paroles étaient interprétées, les silences le sont désormais. Les sujets mineurs étaient éliminés, ils sont aujourd’hui au premier plan. Les réseaux sociaux – Twitter en particulier – au regard desquels les traditionnelles chaines continues d’informations sont presque devenues des médias froids, contribuent à faire de n’importe quel sujet une information et possiblement une source de polémique.
De tout cela découle, deuxième tendance, l’accélération considérable du rythme de la communication politique. Dans un passé encore récent, on concevait une politique, une décision, puis on bâtissait la bonne façon de la communiquer. Ce temps n’est plus. Au mieux, on réfléchit aux deux simultanément.
Dans bien des cas, c’est même désormais l’inverse : « Monsieur le ministre, vous devez communiquer et faire une annonce ! Ah bon et je dis quoi ? On vavous trouver une idée ! ».
De cela résulte une déplorable perte de sens. L’important est moins d’agir que de donner à voir qu’on agit, au prix d’une déconnexion croissante avec la réalité. La communication politique fonctionne de plus en plus souvent comme le moulin à prières des monastères tibétains : un bruit de fond permanent qui ne permet plus de dégager les lignes de fuite de l’action publique. C’est à ce phénomène de saturation, dont beaucoup de responsables politiques sont autant les acteurs que les victimes, qu’il s’agit de réagir. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre leur volonté compréhensible de « reprendre le contrôle ».
Encore faut-il le faire de bonne façon.
S’il faut « reprendre le contrôle », je préfère des mesures simples au coup d’Etat constitutionnel imaginé par certains.
Si vraiment on veut reprendre le contrôle, il faut commencer par limiter le morcellement de l’action publique et la dissolution de l’intérêt général.
Une mesure en ce sens serait de limiter vraiment le développement incontrôlé des autorités administratives indépendantes ou autres agences administratives. Certaines d’entre elles – l’AMF, l’ADLC, la CNIL ou quelques grands régulateurs sectoriels, et encore pas tous…. – sont tout à fait bien installées dans le paysage administratif. Mais il faut absolument s’en tenir là et décider de supprimer les autres et d’un moratoire pour l’avenir. On continue de créer des AAI sur une multitude de sujets. Mais on n’a pas idée de l’effet délétère de ce foisonnement : à chaque fois, on érige une autorité qui, à l’abri de son statut, ne répond plus aux instructions de l’autorité politique, qui se vit comme la seule responsable légitime de l’action publique dont elle a la charge et qui ne considère guère les autres priorités de politique publique. Les autorités indépendantes, parce que le législateur a voulu qu’elles le soient, ont leur propre communication, leurs propres objectifs politiques, parfois distincts de ceux du gouvernement. Oserais-je ajouter qu’elles ont leur propre coût ? Il arrive en tout cas qu’elles aient leur propre stratégie de lobbying.
Tous ceux qui ont l’expérience de ces choses savent qu’il n’est pas rare qu’une autorité administrative indépendante fasse passer au Parlement des propositions d’amendement à un projet de loi, amendement dont le contenu n’est parfois pas conforme à l’objectif du gouvernement, et qui a d’ailleurs échappé à l’arbitrage de Matignon comme à l’analyse préalable du Conseil d’Etat. Voilà un bel exemple de « détricotage » de l’intérêt général.
Si vraiment on veut « reprendre le contrôle », on peut aussi s’interroger sur l’une des plus grandes erreurs juridiques des années récentes consistant à imposer la transparence comme valeur morale et règle juridique suprême sur à peu près tout sujet.
Au motif louable de lutter contre les conflits d’intérêt, on crée des règles qui interdisent de fait à d’anciens responsables publiques ou administratifs d’avoir plusieurs vies professionnelles avant ou après le service de l’Etat. Au motif louable de lutter contre la corruption, on impose aux responsables publics ou administratifs non seulement la transparence intégrale sur leur patrimoine et celui de leurs proches, mais on leur interdit d’entrer en contact pendant plusieurs années avec des personnes qu’ils ont pu fréquenter lorsqu’ils étaient en fonction, un peu comme on le ferait pour un mari violent ou un pape du grand banditisme. Sans doute tout cela est-il une affaire de balancier après des années d’excès inverse, mais considérons bien une chose : le soupçon généralisé, conséquence de cette volonté de transparence absolue, est le moyen le plus sûr d’empêcher l’action publique.
Je dirais pour finir qu’il vaut mieux réfléchir à ce type de mesures, plus efficaces et plus raisonnables – il y en a d’autres – que de vouloir « reprendre le contrôle » en perpétrant le coup d’Etat constitutionnel que certains imaginent par l’interdiction faite aux juridictions de toute possibilité d’écarter la loi au regard de principes juridiques supérieurs constitutionnels ou conventionnels. En vérité, je préfère penser que de telles propositions son effet de simples slogans électoralistes… Il a fallu attendre 1971 pour que l’Etat de droit trouve sa consécration réelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ne détruisons pas cet acquis, produit du temps long de notre histoire.
Dans la préface qu’elle avait rédigée pour l’édition de 1989 de son ouvrage magistral sur l’émergence historique de l’Etat de droit (L’Etat et les esclaves), Blandine Barret-Kriegel précise : « L’Etat de droit ici présenté est donc bien la solution, mais elle s’est opérée dans le travail de l’histoire. Cela veut dire qu’il faut au droit une jurisprudence ; à l’Etat, une loi ; à la souveraineté son équilibre ; au corps social, ses représentations ». On ne saurait mieux dire…
[1] Robert Ménard a effectivement refusé de marier le jeune homme qui faisait l’objet d’une OQTFet qui, finalement, a été expulsé vers son pays d’origine, l’Algérie.