Responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles
Le Conseil d’Etat vient de franchir un pas considérable. Pour la première fois, par trois décisions, Société Paris Clichy et autres rendues le 24 décembre 2019, il a reconnu la possibilité d’engager la responsabilité de l’Etat du fait des lois inconstitutionnelles.
La consécration de ce nouveau régime de responsabilité de l’Etat législateur est le fruit d’une rencontre – presqu’une collision – entre deux grandes évolutions du droit.
La première touche au droit de la responsabilité. En 2007, le Conseil d’Etat avait admis que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée du fait d’une loi contraire au droit de l’Union européenne, et plus largement aux « engagements internationaux de la France » (CE, 8 février 2007, Gardedieu). Ce nouveau régime est venu s’ajouter à l’hypothèse traditionnelle de responsabilité sans faute du fait des lois, pour rupture d’égalité devant les charges publiques, lorsqu’une loi a causé un préjudice « grave et spécial » (CE, 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette »).
La seconde évolution concerne le principe de légalité. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit dans notre droit un contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori. Grâce à la QPC, le Conseil constitutionnel peut désormais examiner la conformité à la Constitution d’une loi déjà promulguée. Les déclarations d’inconstitutionnalité qu’il prononce ont naturellement fait surgir la question indemnitaire : quid si une loi inconstitutionnelle a causé un préjudice ?
Le Conseil d’Etat a donc étendu la jurisprudence Gardedieu aux lois contraires à la Constitution, « en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ». Cette solution était attendue. Il en allait, selon les conclusions de Marie Sirinelli, « de l’effectivité des principes de légalité et de responsabilité, inhérent à l’Etat de droit ».
Ce nouveau régime de responsabilité est néanmoins encadré par des conditions propres, qui tiennent à l’articulation du rôle du Conseil d’Etat avec celui du Conseil constitutionnel. D’une part, la responsabilité de l’Etat n’est susceptible d’être engagée que si ce dernier a déclaré la disposition en cause inconstitutionnelle. D’autre part, le juge constitutionnel ne doit pas s’être opposé à toute demande d’indemnisation : en effet, celui-ci règle parfois lui-même les effets (y compris pécuniaires) des déclarations d’inconstitutionnalité qu’il prononce.
Dans les cas qui lui étaient soumis et qui concernaient des dispositions législatives relatives à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise déclarées contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel en 2013, le Conseil d’État a estimé qu’il n’existait pas de lien direct de causalité entre l’inconstitutionnalité de ces dispositions et le préjudice subi par les demandeurs, en l’occurrence deux entreprises et un salarié. Il a rejeté par conséquent leur demande d’indemnisation.
Les décisions Société Paris Clichy et autres illustrent à quel point la France a une conception étendue de la responsabilité de l’Etat. Il reste maintenant à voir si cette solution restera purement théorique. Faute d’application pratique, la responsabilité sans faute de l’Etat du fait des lois avait été qualifiée par le professeur Chapus de « produit de luxe : on ne s’en sert pas tous les jours »[1]. De même, la solution Gardedieu, à notre connaissance, n’a jamais donné lieu à des applications positives. Toutefois, il pourrait en aller différemment pour ce nouveau régime, pour deux raisons : d’une part, à la différence de la responsabilité sans faute, il n’est pas subordonné à l’existence d’un préjudice grave et spécial ; d’autre part, à la différence du régime de la jurisprudence Gardedieu, limité par le faible nombre de déclarations d’inconventionnalité, les déclarations d’inconstitutionnalité sont relativement nombreuses (plus de 200 décisions de non-conformité totale ou partielle depuis 2010). L’avenir dira si la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles reste, en écho à la formule du professeur Chapus, un produit de luxe ou… de consommation courante.
Par Yann AGUILA, Avocat à la cour, Cabinet Bredin Prat, président de la commission environnement du Club des juristes, et Guillaume FROGER, Avocat à la cour, Cabinet Bredin Prat
[1] R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., Montchrestien, n° 1518, p. 1380