La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a mauvaise presse. Devenue un acteur incontournable du débat public en matière de libertés fondamentales, un nombre croissant de ses détracteurs propose de neutraliser l’impact de ses décisions sur notre droit. Le récent arrêt A. B. contre Norvège du 15 novembre dernier vient de leur offrir l’illustration d’une option plus adéquate et réaliste. Par cet arrêt, la Cour a en effet refermé une fenêtre ouverte en 2014 avec son arrêt Grande Stevens, lequel avait élargi l’application du principe du droit pénal non bis in idem à d’autres matières connexes.
On sait que l’ancien adage latin interdit de poursuivre plusieurs fois une même personne pour des mêmes faits. Les juridictions françaises avaient toutefois toujours exclu que ce principe puisse faire obstacle au cumul d’une poursuite pénale et d’une poursuite disciplinaire ou fiscale. Or, c’est précisément ce que la Cour européenne avait remis en cause, il y a deux ans, en condamnant l’Italie pour avoir poursuivi pénalement un requérant déjà sanctionné par une autorité de régulation équivalente à notre AMF. La décision avait été perçue en Europe comme un véritable séisme juridique. C’est elle qui a amené le Conseil constitutionnel à devoir se prononcer dans les très médiatiques affaires EADS, Cahuzac ou Wildenstein. Si la première, relative au cumul de sanctions disciplinaires et pénales, a pu entrainer, outre la relaxe des mis en cause, la modification législative du 21 juin 2016, pour le reste, le Conseil constitutionnel est resté ferme sur la possibilité de condamner un fraudeur fiscalement et pénalement. Ce faisant, la France, comme d’autres pays européens, a clairement exprimé son désaccord à l’égard de la jurisprudence de la Cour européenne et souligné les dangers de son application littérale pour notre droit national.
Le message a été entendu à Strasbourg. L’arrêt du 15 novembre, rendu en formation de Grande Chambre, a limité le précédent de 2014 en autorisant, dans son principe, la double poursuite pénale et fiscale, desserrant l’étau européen qui contraignait (et contrariait) les juridictions françaises. Il faut en tirer trois enseignements. D’abord, le principe non bis in idem qui était largement invoqué en cas de fraude fiscale a vécu. La décision de la Cour européenne vient doucher les espoirs de ceux qui pensaient s’en faire un bouclier judiciaire. Ensuite, cette décision montre qu’il n’est pas nécessaire de sortir du Conseil de l’Europe pour s’opposer utilement aux décisions de la CEDH. Le dialogue des juges nationaux et européen est la voie naturelle de l’évolution de décisions qui, comme dans ce cas précis, sont susceptibles de bouleverser notre droit national. Enfin, en restreignant sa jurisprudence, la Cour de Strasbourg n’a pas pour autant capitulé. Elle illustre, à l’inverse, ce que doit être l’équilibre du système des protections des droits de l’homme en Europe. Un mélange de vigilance et de pragmatisme. Dans ces temps troublés, elle sait, hélas, que sa survie en dépend.