A une époque où les gouvernements occidentaux prennent quotidiennement la mesure de l’ampleur du risque terroriste auquel ils sont exposés, la France, adoptant une démarche légitime et rassurante pour ses ressortissants, renforce régulièrement son arsenal législatif de lutte contre le développement d’un tel risque sur son territoire.
Ainsi depuis 1986, pas moins de seize lois visant à renforcer la lutte contre le terrorisme ont été promulguées dont deux d’entre elles, les plus récentes, ont permis à la France de se hisser au rang des Etats européens dont le système normatif visant à juguler le risque terroriste est le plus avancé: on pense naturellement à la loi du 21 décembre 2012 (L. n°2012-1432) qui a instauré la possibilité de poursuivre des français commettant des actes de terrorisme à l’étranger ou partant s’y entraîner au jihad, mais aussi à celle du 13 novembre 2014 (L. n°2013-1353) qui a consacré le nouveau délit d’entreprise terroriste individuelle ainsi que la possibilité de décider, à l’encontre d’un ressortissant français, une interdiction administrative de sortie du territoire national.
C’est assurément autour de cette dernière mesure que l’essentiel des difficultés se cristallisent, le ministre de l’Intérieur pouvant donc désormais prononcer pour une durée maximale de six mois, renouvelable sans néanmoins pouvoir excéder un total de vingt-quatre mois, une interdiction de sortie du territoire français pour l’un de ses ressortissants à l’encontre duquel existeraient des « raisons sérieuses » de penser qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes ou des déplacements à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes, dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire national.
Très concrètement et comme le dispose l’article 1er de la loi du 13 novembre 2014, codifié au nouvel article L.224-1 du Code de la sécurité intérieure, l’interdiction de sortie du territoire emportera « dès son prononcé et à titre conservatoire, l’invalidation du passeport et de la carte d’identité de la personne concernée ».
Cette mesure suscite d’importantes critiques en ce qu’elle nous paraît mettre à mal, en premier lieu, la liberté de circulation des personnes garantie par les articles 2 du Protocole n°4 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) et 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 qui disposent, à cet égard, que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien ». Tout aussi gravement, la nouvelle interdiction administrative de sortie du territoire nous paraît également méconnaître la liberté d’aller et venir inscrite à l’article 66 de la Constitution de 1958. Lui conférant une dimension extraterritoriale, le Conseil constitutionnel a d’ailleurs jugé que la liberté d’aller et venir implique celle de quitter le territoire national (Cons. Const., 13 août 1993, n°93-325 DC, Loi relative à la maîtrise de l’immigration).
Ces libertés fondamentales ne présentent néanmoins pas un caractère absolu, leur exercice pouvant « faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (art. 2 du Protocole n°4 à la CESDH et 12 du Pacte des Nations unies de 1966). Le Conseil constitutionnel rappelle d’ailleurs occasionnellement que des limitations peuvent être apportées à l’exercice de telles libertés fondamentales, sous réserve cependant qu’elles soient nécessaires à la sauvegarde de l’ordre public (Cons. Const., 13 mars 2003, n°2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure) et proportionnées à l’objectif recherché (Cons. Const., 9 juillet 2010, n°2010-13 QPC, M. Orient O. et al.).
En l’espèce, c’est précisément en se prévalant de l’objectif impérieux de sauvegarde de l’ordre public que le législateur a entendu justifier l’instauration de la mesure d’interdiction de sortie du territoire. Reconnaissant que ce dispositif constitue une restriction à la liberté personnelle d’aller et venir, il précise néanmoins que « la sortie du territoire permettrait (…) à l’intéressé, dans des situations très spécifiques, d’acquérir des compétences de lutte armée doublée d’un embrigadement qui pourraient ensuite être réimportés et favoriser des actions terroristes. » (Exposé des motifs de la loi du 13 novembre 2014, §9)
Aussi légitime que soit la poursuite de l’objectif affiché de cette réforme, surtout à une époque où les évènements récents mettent en lumière les difficultés des services de renseignement français à disposer de moyens suffisants pour mener à bien leur mission, cette nouvelle atteinte aux libertés fondamentales ne semble cependant pas, en l’état, répondre aux exigences conventionnelles et constitutionnelles, l’interdiction de sortie du territoire pouvant être prononcée par le ministre de l’Intérieur sur la seule base de l’existence supposée de raisons sérieuses de penser que la personne visée projetterait des déplacements à l’étranger, liés à une activité terroriste.
Le législateur n’ayant pas pris le soin de définir cette notion de « raisons sérieuses », tout juste peut-on se demander si elle doit être rapprochée de celle de « raisons plausibles de soupçonner qu’une personne a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit » dont l’existence peut justifier qu’une personne soit placée en garde à vue (art. 62-2 du Code de procédure pénale), ou plutôt de celle d' »indices graves et concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission d’infraction » dont l’existence peut justifier qu’une personne soit mise en examen (art. 80-1 du même code).
Quoiqu’il en soit, la question demeure entière mais il est clair que cette mesure qui vise à anticiper a maxima les dérives de certains ressortissants en leur infligeant une sanction d’interdiction de sortie du territoire n’est pas satisfaisante, ceux-ci étant exposés à être la cible d’une mesure privative de liberté décidée par l’autorité administrative quand les autorités judiciaires, au premier rang desquelles figurent les magistrats de la galerie Saint-Eloi, pourraient au contraire estimer qu’il n’existe ni « indices graves et concordants » ni « raisons plausibles » de soupçonner qu’ils projetteraient de tels déplacements à l’étranger.
Il est évidemment à craindre que certains nationaux fassent l’objet d’un traitement prophylactique excessif de la part du ministre de l’Intérieur qui préférera faire preuve de zèle dans une époque où le discours sécuritaire domine la parole politique, quitte à sacrifier parfois injustement l’exercice de certaines libertés pourtant fondamentales.
De façon plus prosaïque, il apparaît que la France est donc désormais l’un des rares Etats dits « de droit » où un condamné ayant pourtant déjà exécuté l’intégralité de sa peine d’emprisonnement peut potentiellement être placé d’office, jusqu’à la fin de ses jours, dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté privatif de liberté d’aller et venir (art. 706-53-13 et s. du Code de procédure pénale) ou encore, où un ressortissant peut se voir interdit de sortie du territoire sur la base de simples « raisons sérieuses » de penser qu’il projetterait un déplacement à l’étranger en lien avec une activité terroriste.
La détention après la peine et la sanction avant jugement ne sont-elles pourtant pas l’apanage des régimes totalitaires?
Matthias Pujos
Avocat à la Cour, Spinosi & Sureau