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Le lent recul des droits de la défense dans le procès civil

Quand je suis arrivé au Palais à la fin des années 70, une petite révolution était en cours: les juges commençaient à demander aux avocats de raccourcir la durée de leur plaidoirie. Pour les anciens, c’était une offense, mais qui fut vite oubliée. Le nombre de procédures connaissait alors une forte augmentation, et au fond nous le savions tous, nos plaidoiries d’une heure ou une heure et demie pour une affaire d’importance moyenne, étaient effectivement trop longues. Surtout, la courtoisie était la règle des relations entre magistrats et avocats et je n’ai pas le souvenir d’incidents comme on en voit tous les jours dorénavant, qui expriment une rupture non seulement de la civilité mais aussi de la relation entre les deux professions.

La plaidoirie était alors un récit complet, du début à la fin de l’histoire. Les avocats, et les jeunes en premier, étaient fascinés par cet exercice, admirant le savoir-faire des anciens, rêvant tous de devenir un grand plaideur, celui qui à l’audience fait basculer la balance.

Depuis cette époque, les choses ont bien changé.

Les juges ont, de plus en plus, demandé aux avocats de plaider de moins en moins et l’ont fait de manière moins aimable. La plaidoirie a quitté le mode du récit pour celui des observations et cette révolution conceptuelle est passée presque inaperçue. Les avocats, blessés, ont eu le sentiment que les juges leur demandaient, voire leur imposaient, de se taire, ou presque. A quoi sert un avocat qui ne parle pas ou qui ne dit pas tout ce qu’il veut, tout ce qu’il doit dire?

On leur objecte des statistiques, des chiffres, les conditions de travail des juges mais c’est là pour eux une langue étrangère… non qu’ils ignorent ou méprisent la condition des juges mais parce que tout simplement, cela leur paraît, disons-le, moins important que la défense des causes qu’on leur a confiées. Les juges et les avocats ne sont pas à cet égard sur la même planète. Pour les uns, il s’agit d’organiser rationnellement leur temps de travail, et pour les autres, il s’agit du respect -sacré- des droits de la défense. Certes, il y avait et il y a toujours à ce phénomène bien des exceptions. Ainsi, devant le Tribunal de commerce, les avocats ont souvent plus de liberté, les affaires civiles importantes bénéficient d’un traitement particulier et au pénal, les avocats ont gardé la liberté de plaider le temps nécessaire. Le mouvement que je décris ici touche les affaires civiles de petite ou moyenne importance dans lesquelles l’avocat est ressenti par le juge comme celui qui fait perdre du temps.

Les deux protocoles, signés les 13 décembre 2011 entre les Ordres des Avocats de la région parisienne et la Cour d’appel de Paris et le 11 juillet 2012 entre le Tribunal de grande instance de Paris et l’Ordre des avocats au Barreau de Paris, marquent une nouvelle étape du recul des droits de la défense. Signés avec le plein accord de l’Ordre des avocats!

Il y aurait beaucoup à dire sur ces accords au statut juridique incertain mais ils ont au moins deux  mérites, celui de permettre un dialogue entre les avocats et les magistrats et ils ont par ailleurs facilité la mise en place de la communication électronique des pièces et conclusions. Est-ce un dialogue équilibré ? On peut en douter sérieusement. Ces actes sont dominés par le souci du traitement du grand nombre de dossiers. Il faut tenir compte de cette difficulté, c’est l’évidence, mais la traiter comme seul problème du fonctionnement des juridictions est une erreur grave. Le droit de libre expression devant les juridictions est une question fondamentale. Or cette question est ignorée.

Ainsi, à plusieurs reprises, ces conventions incitent les avocats à la brièveté des conclusions qui doivent être : « synthétiques », « bref », « concis », « concise », « brièvement » ; on  a bien compris, l’avocat fait perdre du temps au juge. Il est vrai cependant que les avocats rédigent parfois des conclusions trop longues, par souci de ne pas négliger un point qui pourrait retenir l’intérêt du juge ou tout simplement par manque de savoir-faire.

Le protocole entre la Cour d’appel de Paris et les Ordres des Avocats des Barreaux de Paris et de la région parisienne est intitulé « Sur la mise en œuvre des principes de concentration et de structuration des écritures ».

Ces deux principes répondent à un même souci : faciliter la gestion par les juges du grand nombre de procédures en limitant le nombre d’écritures ou en évitant la répétition des procès. Oublions la fragilité conceptuelle de ces principes, les critiques d’une partie de la doctrine (1), il reste que « gérer le flux est devenu la préoccupation majeure tant de la Chancellerie que des juges eux-mêmes… » (2)

Un point mérite d’être souligné à propos du protocole conclu entre le Tribunal de grande instance de Paris et l’Ordre des Avocats au Barreau de Paris ; lorsqu’il vient à évoquer l’audience, il prescrit : « L’audience est …. le lieu d’un débat fructueux sur les questions en litige et doit permettre tant aux magistrats qu’aux avocats de rationaliser l’emploi de leur temps. » Voilà donc la nouvelle finalité de l’audience : permettre à tous de gagner du temps !

Ajoutons à cela une autre limitation de l’expression de la défense : le dossier de plaidoirie est supprimé. Ce qui est remis au juge, ce sont dorénavant les conclusions et les pièces, mais les cotes de plaidoirie, qui étaient une plaidoirie écrite développant les conclusions et les pièces, sont supprimées; ce serait à nouveau la faute des avocats qui en profitaient pour exploiter des arguments, voire même des pièces nouvelles, en violation du principe du contradictoire. Je ne nie pas que ces pratiques ont existé, mais je dis qu’elles étaient rares et le fait d’une infime minorité d’avocats.

Récapitulons :

  • Les plaidoiries: courtes
  • Les conclusions: brèves et définitives dès le premier jour
  • Le dossier de plaidoirie: supprimé

Ainsi, allons-nous d’étape en étape, vers une limitation chaque jour plus grande de la liberté de défendre dans le procès civil et cela, dans une indifférence générale, y compris celle des avocats.

Les juges de la Cour d’appel d’Aix (1ère chambre) ont pris l’habitude à l’audience d’interroger courtoisement les avocats: « Maître, voulez-vous plaider? ». La question en elle-même fait sourire, et quand elle me fut récemment posée, j’ai répondu, sans réfléchir: « Oui Monsieur le président, je suis avocat ». Mais cette question montre le chemin qui se dessine : celui de la suppression de la plaidoirie au civil, et déjà, le procès civil qui est de moins en moins « la chose des parties », se dénature petit à petit.

Tandis que le rôle des parties et des avocats s’amenuise dans le procès civil, le parquet, sans doute en raison du nombre insuffisant de magistrats, s’éloigne lui aussi de ces instances. C’est le cas au tribunal de grande instance, à la cour d’appel mais aussi au tribunal de commerce devant lequel pourtant une présence active du parquet répondrait aux critiques contre cette juridiction tout en préservant son originalité et son mérite.

Si, pour conclure, on élargit le débat, on constate que ce mouvement s’inscrit d’une part dans une dégradation des relations entre les avocats et les magistrats et d’autre part, dans des attaques multiples à l’encontre du secret professionnel des avocats, pourtant inscrit dans le loi et enfin dans la multiplication des perquisitions effectuées dans les cabinets d’avocats qui sont devenues quotidiennes.

Les avocats? Des casse-pieds, je vous le dis…

Emmanuel Brochier, Avocat au Barreau de Paris

 

  1. RTD civ.2006 p.825 note R. Perrot
  2. C. Blery « les effets dévastateurs du principe concentration » – Procédures n°1 janvier 2010
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