Dans la terrible affaire Lambert où se joue la fin (ou non) de l’alimentation artificielle délivrée à un patient dont les facultés sont gravement altérées depuis des années, le Conseil d’État, sommé d’aller vite, a préféré prendre un peu de recul et se donner les moyens d’une appréciation mieux instruite du dossier. En substance, il vient de subordonner sa décision ultime à la réalisation de deux étapes intermédiaires.
D’une part, l’assemblée du Conseil d’État – sa formation la plus solennelle – demande qu’une nouvelle expertise médicale soit diligentée sur le cas précis de Vincent Lambert. Au lieu de procéder comme de coutume et de choisir lui-même dans la liste des médecins agréés, le juge a préféré s’en remettre à la sagesse des Présidents de trois institutions hautement spécialisées – l’Académie de médecine, l’Ordre national des médecins et le Comité national d’éthique – pour nommer un collège d’experts à qui il sera demandé de statuer sur l’état de santé de l’intéressé. Il reviendra à ce collège, dans un délai de deux mois, « de décrire l’état clinique actuel de M. Lambert et son évolution depuis le bilan effectué en juillet 2011 par le Coma Science Group du centre hospitalier universitaire de Liège ; de se prononcer sur le caractère irréversible des lésions cérébrales de M. Lambert et sur le pronostic clinique ; de déterminer si ce patient est en mesure de communiquer, de quelque manière que ce soit, avec son entourage ; d’apprécier s’il existe des signes permettant de penser aujourd’hui que M. Lambert réagit aux soins qui lui sont prodigués et, dans l’affirmative, si ces réactions peuvent être interprétées comme un rejet de ces soins, une souffrance, le souhait que soit mis fin au traitement qui le maintient en vie ou comme témoignant, au contraire, du souhait que ce traitement soit prolongé ».
D’autre part, le Conseil d’État a chargé l’Académie de médecine, le Conseil de l’ordre des médecins et le Comité national d’éthique ainsi que l’ancien ministre Jean-Léonetti ― grand inspirateur de la loi sur la fin de vie qui porte son nom ― de délivrer un autre avis. Celui-là, plus éthique que proprement médical, devra apporter avant la fin du mois d’avril 2014 « des observations écrites d’ordre général de nature à éclairer utilement [le Conseil d’État] sur l’application des notions d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel de la vie au sens de l’article L. 1110-5 du code de la santé publique, en particulier à l’égard des personnes qui sont, comme M. Lambert, dans un état pauci-relationnel ». Le code de justice administrative offre cette possibilité de requérir le sentiment de tel ou tel amicus curiae. Le processus n’est pas très courant, mais pas extraordinaire pour autant. Il n’est d’ailleurs pas forcément limité à la recherche d’une expertise extérieure la sphère juridique. Il y a quelques années, dans l’un des prolongements de la lointaine affaire des emprunts russes, l’avis de l’ancien président français de la Cour internationale de justice, M. Gilbert Guillaume, avait été sollicité pour résoudre une question délicate de pur droit international public. Mais enfin, pour l’essentiel, la faculté offerte au Conseil d’État de rechercher à l’extérieur de ses murs les moyens d’une réflexion approfondie a surtout vocation à éclairer la part non juridique d’un problème de droit. Il peut volontiers s’agir d’histoire, d’économie, de philosophie, et bien évidemment de médecine… Comme on s’en doute, les juges recherchent couramment ce type d’éclairage de manière informelle lors de conversations privées. Mais les auteurs du Code de justice administrative ont jugé bon que, de temps à autre, ce supplément d’âme puisse être officialisé et rendu solennel comme l’un des paramètres possibles du raisonnement de la juridiction. Rien de tout cela n’est donc exotique. La Cour de cassation dispose d’ailleurs de la même latitude. Elle avait notamment sollicité l’avis du Pr. Jean Bernard en mai 1991, à propos du problème des mères porteuses.
Quoi qu’il en soit, il faudra donc attendre jusqu’à la fin du printemps pour que la plus haute juridiction administrative française dise s’il est, en l’état du droit, possible de cesser d’alimenter Vincent Lambert et donc, en pratique, de le conduire vers la mort en l’y aidant un peu.
Faut-il y voir un excès de prudence, voire une lâcheté ? N’était-il pas temps de trancher ce nœud gordien ? La famille entre-déchirée n’avait-elle pas le droit d’exiger qu’on en finisse enfin, au plus vite, d’une manière ou d’une autre, avec cette situation interminable ? Le juge s’est-il dérobé en déplaçant sur des experts la charge de décider de la vie ou la mort de Vincent Lambert ? Est-il même acceptable que l’on prétende régler en fait, c’est-à-dire avec les moyens de l’art médical, ce qui se présente nominalement comme une pure question de droit ? Je ne le crois pas. Il me semble au contraire que le Conseil d’État a très bien fait, à tous égards, de prendre ce recul. Voici pourquoi.
Primo, on ne peut pas sérieusement soutenir que le règlement en justice du cas Lambert devrait procéder d’une « pure » déduction juridique revenant à dire si l’intéressé entre bien dans le cadre fixé par la loi et que, pour cette raison, le Conseil n’aurait jamais dû chercher ici à obtenir un surplus de savoir médical. En droit, il n’est tout simplement pas possible de s’affranchir de cette interrogation factuelle : la loi impose elle-même de la faire entrer dans l’équation. A partir du moment où, à juste titre, on considère que la loi Léonetti a vocation à s’appliquer à Vincent Lambert, le cœur du débat juridique revient à déterminer si le maintien de son alimentation artificielle procède, ou non, d’une « obstination déraisonnable » : tel est le critère, explicite, que la loi impose elle-même de satisfaire. Il n’y a pas le choix : le juge doit dire en tout état de cause si l’obstination à maintenir en vie M. Lambert présente ce caractère déraisonnable. Or cette question n’a d’autre réponse qu’instruite, de fond en comble, par l’analyse médicale de son cas.
Secundo, il est heureux que le Conseil d’État ait accepté de poser la question en ces termes alors pourtant qu’il statue dans le cadre d’une procédure ― de référé ― où l’on juge de manière forcément rapide parce qu’il s’agit avant tout de faire face à l’urgence et que, par ailleurs, il se tient d’habitude à prudente distance des querelles scientifiques et limite souvent son contrôle à la censure des seules « erreurs manifestes » commises par les décideurs. La raison en est de nouveau très simple : si le juge était demeuré sur cet Aventin procédural, le débat juridique aurait ici été rendu purement et simplement impossible. Or c’eût été inacceptable. Des droits, parmi les plus fondamentaux, sont engagés au premier chef : celui de vivre, celui de mourir, celui de consentir à son destin… Le Conseil d’État ne se défausse donc pas : il entend montrer que la mission du juge, fût-il de référé, consiste bien à procéder « à la conciliation des libertés fondamentales en cause, que sont le droit au respect de la vie et le droit du patient de consentir à un traitement médical et de ne pas subir un traitement qui serait le résultat d’une obstination déraisonnable ». Sur le processus pouvant conduire à ce qu’un patient soit au bout du compte mené vers la mort, il fallait que le juge puisse exercer le contrôle que la loi lui confie. Il fallait que les droits de Vincent Lambert soient protégés : celui de vivre, celui de consentir, celui de mourir. Par où que l’on prenne le problème, il est donc satisfaisant que le Conseil d’État cherche à contrôler ici très normalement la « qualification juridique » de la situation. Lorsqu’on le lui demande, il doit pouvoir dire en dernier recours s’il y a « obstination déraisonnable » à maintenir une alimentation artificielle en pareille occurrence.
Tertio, il serait très injuste de reprocher au Conseil d’État de n’avoir, à ce stade, statué sur aucun élément du dossier. En vérité, il a tranché d’ores et déjà plusieurs questions de droit tout à fait délicates, voire inédites. En premier lieu, il énonce pour la première fois – à ma connaissance – que la loi Léonetti s’applique à des patients dont on ne peut pas dire qu’ils sont en fin de vie au sens le plus strict du terme. Il pose à cet égard que les principes portés par l’article idoine du Code de la santé publique (L. 1110-5) valent pour « les personnes malades » et sont applicables à « à M. Lambert comme à l’égard de tous les usagers du système de santé ». Dès lors : « toute personne doit recevoir les soins les plus appropriés à son état de santé, sans que les actes de prévention, d’investigation et de soins qui sont pratiqués lui fassent courir des risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté ; que ces actes ne doivent toutefois pas être poursuivis par une obstination déraisonnable et qu’ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris lorsqu’ils apparaissent inutiles ou disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, que la personne malade soit ou non en fin de vie » (je soul.). En second lieu, il entérine la thèse selon laquelle l’alimentation et l’hydratation artificielle constituent bien des traitements au sens de cette même loi et que, pour cette raison, ils peuvent être interrompus si leur maintien s’analyse en une « obstination déraisonnable ». En troisième lieu, et ce n’est pas rien, le Conseil d’État reconnaît, en plus du droit au respect de la vie et du droit de consentir un traitement médical, l’existence d’un autre droit fondamental : celui de ne pas avoir à subir un traitement constitutif de cette fameuse « obstination déraisonnable ». On le voit, dès avant que le cas de Vincent Lambert ne soit tranché au fond, on a fermement posé le cadre juridique à l’intérieur duquel il y aura lieu de juger. En tant que de besoin, rappelons aussi que c’est bien une batterie d’avis que le Conseil sollicite, et qu’il conservera en toute hypothèse, seul, le pouvoir ultime de décision ― lequel ne sera pas forcément simple à exercer, par exemple si les avis dont il s’agit sont divergents ou peu conclusifs…
Quarto, il est difficile d’imaginer des cas beaucoup plus difficiles que celui de l’affaire Vincent Lambert. Cela tient d’emblée au dossier : 1) la volonté du patient n’est pas connue et l’on s’affronte pour déterminer si elle est connaissable ; 2) la famille est en conflit ; 3) l’état neurologique – dit pauci-relationnel – dans lequel se trouve le patient présente en soi la difficulté propre aux situations intermédiaires : il ne s’agit ni d’un état végétatif ni d’un état conscient ; 4) il est, en pratique, épouvantablement hasardeux d’interpréter les signes potentiellement révélateurs de ce qui reste à l’intéressé de conscience et de volonté ; 5) les expertises dont Vincent Lambert a fait l’objet sont pour partie anciennes et contradictoires. Bref, le brouillard est à peu près total.
Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi compter avec une donnée peu entrevue jusqu’ici : plus de 1500 personnes se trouvent vraisemblablement placées dans un état comparable en France aujourd’hui. Cela signifie au premier plan que l’arrêt final du Conseil d’État aura vocation à faire jurisprudence : la matrice de son raisonnement sera reproductible dans toutes les situations étroitement comparables. On ne saurait lui reprocher d’avoir voulu se rendre conscient de cette énorme responsabilité, ni d’avoir entendu l’exercer au mieux ! Au second plan, la perspective d’une intervention prochaine du Parlement se dessine à l’horizon. On sait que le gouvernement a en projet de revoir la législation sur la fin de vie et, potentiellement, d’ouvrir plus grand la porte de ce qui pourrait commencer à ressembler à un droit au suicide assisté. En outre, le dossier dont nous parlons révèle de manière assez crue qu’il demeure peut-être un angle mort dans la législation actuelle en ce qui concerne, précisément, ces états de conscience altérée qui ne sont pas totalement végétatifs. Médiatisée comme elle l’est, l’affaire Lambert incite donc immanquablement ― à tort ou à raison ― à la révision du cadre législatif et de cela, bien sûr, nul ne peut faire abstraction non plus.
Puisque le législateur va sans doute se saisir de ces questions, il importe qu’il le fasse dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire en bonne connaissance de cause et avec une conscience claire de la complexité des enjeux comme du danger qu’il y aurait à porter trop brutalement le fer dans des situations aussi compliquées. Dans le fond, s’il ne devait rester qu’une seule raison de se féliciter de l’arrêt que vient de rendre le Conseil d’État, elle serait peut-être contenue dans la valeur de modèle méthodologique que l’on peut lui prêter : réfléchir, comprendre en détail, renoncer aux facilités du jugement abrupt, entendre la diversité des points de vue, chercher à épouser la réalité au plus près, trouver les solutions les moins inacceptables là où l’on sait qu’il faudra en tout état de cause renoncer à la perfection et à la certitude… Si, demain, le législateur se montre aussi scrupuleux et prudent que le Conseil d’État vient de l’être aujourd’hui, il y aura lieu d’espérer (aussi) en la possibilité d’une loi meilleure.
Voilà, somme toute, qui est très rassurant.
Denys de Béchillon, Professeur des universités (Pau droit public), membre du club des juristes