Garantir que ces géants du web n’abusent pas de leurs pouvoirs est aussi indispensable que difficile. L’Autorité de la concurrence française apparaît aujourd’hui comme l’une des autorités les plus efficaces pour contrôler et discipliner, le cas échéant, les entreprises qui dominent l’Internet.
Depuis plusieurs mois, les procédures contentieuses en droit de la concurrence se multiplient contre les Gafa – Google, Apple, Facebook et Amazon -, ces géants du web qui, après le temps de la fascination, déchaînent désormais les passions du monde politique et du grand public. Les quatre sociétés font aujourd’hui l’objet d’enquêtes parallèles dans de nombreuses juridictions (Union européenne, Etats-Unis, Allemagne, Pays-Bas, Italie, France), et pas un mois ne se passe sans l’ouverture d’une nouvelle procédure.
Des atteintes multiples au fonctionnement du marché
Toutes ces actions ont en commun une inquiétude fondamentale : l’idée que ces géants d’Internet puissent utiliser leur position d’acteurs incontournables pour exclure du marché leurs concurrents moins puissants ou, plus généralement, leurs co-contractants. Cette crainte repose sur le fait que les Gafa sont aujourd’hui des « gate keepers » , des gardes-barrières qui contrôlent l’accès au marché de quasiment toutes les entreprises. Elles disposent de ce fait d’un droit de vie ou de mort sur l’activité de nombreuses sociétés, bien au-delà du secteur des nouvelles technologies. Impossible désormais de développer ou maintenir son activité sans passer par la plateforme d’Amazon, sans offrir aux consommateurs des applications mobiles sur iPhone ou sur Android, sans faire de la publicité en ligne via les services proposés par Facebook ou Google.
Ce rôle de censeur impose aux Gafa une responsabilité renforcée – ce qui, dans l’univers Marvel se traduit par « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » ou, selon les termes de la Cour de Justice de l’Union européenne, par la « responsabilité particulière [d’une entreprise dominante] de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée ».
Or, les géants du web sont aujourd’hui susceptibles de porter atteinte au fonctionnement du marché de multiples façons : par l’élaboration de règles strictes et/ou discriminatoires pour l’accès à leurs services ; par la pratique de prix ou de conditions commerciales qui renchérissent le coût d’accès au marché ; par la mise en place d’écosystèmes fermés qui enferment les utilisateurs dans un univers contrôlé par un seul fournisseur et obligent les partenaires commerciaux à se plier à ses contraintes ; par la collecte de données essentielles au développement de nouveaux produits mais inaccessibles aux concurrents.
Des outils mieux adaptés
Pour les entreprises qui subissent le pouvoir de marché des Gafa, le droit de la concurrence constitue donc une arme unique, et potentiellement très efficace, pour rééquilibrer les relations. À condition, toutefois, de s’adresser à la bonne juridiction. Et ce n’est pas un hasard si l’ Autorité de la concurrence française apparaît aujourd’hui comme l’une des autorités en pointe dans la régulation des Gafa.
Sous l’impulsion de sa présidente, Isabelle de Silva, l’Autorité a en effet démontré sa capacité à tirer avantage de la plasticité du droit de la concurrence pour appréhender des situations inédites liées à la révolution digitale. En outre, elle dispose d’outils particulièrement adaptés à une intervention rapide sur des marchés en constante évolution : alors que les procédures devant la Commission européenne durent de cinq à dix ans, l’autorité française a démontré sa capacité à agir en quelques mois seulement via le prononcé de mesures conservatoires. Là où d’autres outils – droit commercial, droit d’auteur – peuvent se révéler impuissants face à la force de ces nouveaux acteurs, le droit de la concurrence offre donc en France une solution efficace trop souvent ignorée.
Par Mélanie Thill-Tayara, associée en droit de la concurrence, experte du Club et Laurence Bary, associée nationale en droit de la concurrence du cabinet Dechert, Partenaire du Club des juristes.