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La Charte de la laïcité de l’entreprise Paprec, un but respectable, des moyens contestables

« La laïcité en entreprise assure aux salariés un référentiel commun et partagé, favorisant la cohésion d’entreprise, le respect de toutes les diversités et le vivre ensemble (…) . Le port de signes ou tenues par lesquels les collaborateurs manifestent ostensiblement une appartenance religieuse n’est pas autorisé. »
Pourquoi la « Charte de la laïcité » de l’entreprise Paprec, en forme de miroir aux nombreuses « Chartes de la diversité » signées ailleurs, provoque tant de bruit dans notre pays? « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». L’adverbe « même » figurant à l’article 10 de la Déclaration de 1789 résumait deux siècles sanglants de l’Histoire de France: les guerres de religion. En 1958, le premier article de notre Constitution confirme: « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »: « laïque » avant « démocratique ». Bref, comparaison n’est pas raison comme l’a rappelé la Cour de Strasbourg le 7 septembre 2004: « Il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société, et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextes ». D’où, en nos temps d’Internet et de réseaux sociaux, les difficultés des entreprises internationales confrontées à cette question (1).

Installée en Seine-Saint-Denis et employant plus de 4000 collaborateurs de 52 nationalités différentes, le cas de l’entreprise Paprec rappelle évidemment la crèche privée Baby-Loup installée à Chanteloup-les-Vignes, à propos de laquelle la Cour de Paris a jugé le 23 novembre 2013 que « dans cet environnement multiconfessionnel, l’entreprise peut être soucieuse d’imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multi-culturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse ». A l’instar de la Charte Paprec voulant « protéger les salariés contre toute pression communautaire et ainsi favoriser le vivre-ensemble », but éminemment respectable.

Si, en droit, l’opposition est franche entre services publics (laïcité et donc absolue neutralité) et secteur privé où le principe est la liberté religieuse, dans les faits la demande des employeurs privés comme de l’immense majorité de leurs collaborateurs est la neutralité religieuse dans la vie professionnelle. Chacun souhaite « avoir la paix » avec ses collègues sur ces questions personnelles, pouvant vite déraper car touchant à des valeurs essentielles, pour des collectifs de salariés. Bref, un droit à l’indifférence en forme de protection de la collectivité de travail face à la montée des intégrismes, évitant l’escalade des « accommodements raisonnables » canadiens aboutissant à de déraisonnables diktats.

Problème: sur un sujet aussi sensible et sous la menace pénale et médiatique de pratiques discriminatoires, un manager veut -et doit- pouvoir s’appuyer sur une règle générale claire , ne donnant pas de prise à la négociation face à un individu revendicatif voire à un groupe obtenant à l’usure un régime particulier bientôt revendiqué par d’autres; en France , l’égalité est la vraie religion commune. Or en l’absence de directives, certains se transforment en théologiens amateurs , recherchant par exemple si telle pratique est obligatoire pour la religion en cause: dérapages assurés, sans parler de l’étonnement des 34% de français s’affirmant athés. Avec son refrain « Les questions que vous ne devez pas vous poser »/ »Les questions que vous devez vous poser », le Guide rédigé par EDF est exemplaire :

La question que VOUS NE DEVEZ PAS vous poser: Que dit sa religion? Pourquoi?

  • Parce que le salarié ne peut vous livrer que sa propre interprétation subjective,
  • Parce que l’interprétation qu’il fait de sa religion relève de sa liberté de conscience,
  • Parce que peu importe ce que la religion dit, elle ne « fait jamais loi » au sein d’une entreprise.

Les questions que VOUS DEVEZ vous poser :

  • Cela entrave t-il la sécurité?
  • Cela entrave t-il la sûreté? Cela entrave t-il l’hygiène?
  • Cela entrave t-il l’aptitude du collaborateur à réaliser sa mission?

En droit privé , la « Charte » Paprec approuvée par tout le personnel joue sur la frontière légitimité/licéité. L’inspecteur du travail contrôlant la légalité de cette adjonction au règlement intérieur n’en restera sans doute pas là . En application de l’article 9 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et de l’article L. 1121-1 de notre Code du Travail « les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnée au but recherché » (Cass. soc., 19 mars 2013). Point n’est alors besoin d’attendre l’arrêt de l’Assemblée Plénière du 16 juin prochain sur le cas spécifique de la crèche Baby-Loup pour savoir ce qu’il en est de cette conciliation dans l’entreprise.

  1. Les impératifs de sécurité et de santé s’imposent, sous peine de licenciement disciplinaire. La Cour de Strasbourg a ainsi légitimé le 15 janvier 2013 le licenciement d’une infirmière gériatrique ayant refusé de retirer l’ostensible croix qu’elle portait au cou : elle pouvait se blesser , mais aussi blesser des patients . Idem pour le port du casque dans le BTP, ou encore les visites médicales obligatoires.
  2. Respect des obligations contractuelles. « Si l’employeur est tenu de respecter les convictions religieuses de son salarié, sauf clause expresse celles-ci n’entrent pas dans le cadre du contrat de travail. L’employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché dès l’instant que celle-ci n’est pas contraire à une disposition d’ordre public »; la Chambre Sociale a ainsi validé le 24 mars 1998 le licenciement d’un boucher ayant désormais refusé de manipuler la viande de porc .
  3. Plus délicat: l’image de l’entreprise, ou les réactions négatives de collègues voire hostiles de clients. Dans le cas d’une hôtesse de l’air portant ostensiblement une croix , il fallait trancher entre « le désir de la requérante de manifester sa foi et le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque: si ce dernier objectif est sans conteste légitime, les tribunaux internes lui avaient accordé trop de poids », a jugé la CEDH le 15 janvier 2013.

Mais si collègues et/ou clients manifestent leur désapprobation, en dehors de toute discrimination le salarié pourra le cas échéant être licencié, non pour faute mais pour cause réelle et sérieuse: le « trouble objectif caractérisé » au fonctionnement de l’entreprise, démontré par l’employeur.

 

Jean-Emmanuel Ray, Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne, membre du Club des juristes

_________________

(1) Sur l’ensemble de la question, Philippe Waquet, Laurence Pécaut-Rivolier et Yves Struillou: Pouvoirs du chef d’entreprise et libertés du salarié, Ed. Liaisons, février 2014.

Jean-Emmanuel Ray

Jean-Emmanuel Ray

Professeur émérite de l'Ecole de Droit de la Sorbonne
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