De nombreuses interactions à prévoir entre l’imprévision et le droit des entreprises en difficulté
L’introduction de la théorie de l’imprévision en droit civil, et plus particulièrement les prérogatives données au juge de réviser le contrat dans certaines hypothèses, est considérée comme l’une des innovations majeures de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations.
Ses interactions avec le droit des entreprises en difficultés soulèvent des difficultés. Comment agencer la nouvelle procédure de droit commun, qui permet à une entreprise de solliciter la renégociation d’un contrat devenu déséquilibré par un changement de circonstances imprévisibles, avec la procédure de sauvegarde qui peut être sollicitée par le débiteur lorsque les difficultés rencontrées deviennent insurmontables ? Une fois en sauvegarde, comment concilier la révision judiciaire du contrat avec les dispositions d’ordre public relatives aux contrats en cours ?
Au stade de l’ouverture de la procédure, l’arrêt de la Cour de cassation du 8 mars 2011 rendu dans l’affaire Cœur Défense a confirmé que l’existence de difficultés insurmontables quelles qu’elles soient est le seul critère d’éligibilité à la sauvegarde, et ce même si la procédure est sollicitée pour échapper à certaines obligations contractuelles. La possibilité de recourir au mécanisme de l’imprévision priverait-il désormais du bénéfice d’une procédure de sauvegarde la partie s’estimant lésée par un contrat devenu excessivement onéreux du fait d’un changement imprévisible de circonstances? Plusieurs raisons conduisent à répondre par la négative. La première est le facteur temps. En effet, le débiteur en difficultés sollicitant la sauvegarde ne sera généralement pas en mesure d’attendre la décision définitive du juge sur la révision ou la résiliation du contrat, et ce d’autant plus que l’article 1195 du code civil prévoit qu’il doit poursuivre l’exécution du contrat. La seconde raison est la difficulté à appréhender, pour le tribunal saisi d’une demande de sauvegarde, l’aléa quant à la décision de révision ou de résiliation du contrat qui pourrait être ultérieurement rendue. Le tribunal devra nécessairement le prendre en compte dans son appréciation du caractère surmontable ou non des difficultés. Enfin, cela reviendrait à donner un caractère subsidiaire à la sauvegarde, contraire à l’adage specialia generalibus.
Pendant la procédure de sauvegarde, il faudra composer avec le régime juridique spécifique des contrats en cours. En effet, si l’administrateur judiciaire peut seul choisir de continuer ou de mettre fin à un contrat en cours, il ne peut imposer une modification de ses conditions. En présence d’un contrat déséquilibré, le débiteur pourrait ainsi être tenté de se servir de la procédure introduite dans le code civil pour solliciter la révision du contrat en arguant d’un changement imprévisible de circonstances. Une distinction devrait être faite selon que la décision de poursuite tacite ou expresse du contrat est ou non intervenue. Avant la décision de poursuite du contrat par l’administrateur judiciaire, le recours à l’imprévision par le débiteur parait possible, du moins en théorie. Le facteur temps a, là encore, son importance puisque, hors cas de poursuite tacite du contrat, l’administrateur judiciaire bénéficie de deux mois au plus pour prendre sa décision quant à la poursuite du contrat, délai probablement trop court pour la révision du contrat par le juge. Le cocontractant s’estimant lésé devrait se heurter à la même contrainte temporelle ainsi qu’à la primauté de la loi de sauvegarde sur le régime de droit commun. Une fois le contrat poursuivi, le droit commun devrait normalement retrouver à s’appliquer. La saisine du juge, par le débiteur, en accord avec l’administrateur judiciaire, aux fins de révision du contrat poursuivi, ne semble alors pas poser de difficultés. La question reste entière si c’est le cocontractant du débiteur qui s’estime lésé. Son action viendrait en effet se heurter aux dispositions protectrices de la loi de sauvegarde notamment en cas de demande de résiliation.
D’autres interférences entre la loi de sauvegarde et les nouvelles dispositions du droit des contrats sont à prévoir telles que l’exception d’inexécution.
La jurisprudence en la matière s’annonce donc passionnante !
Céline Domenget-Morin, Avocat-associée chez White & Case, partenaire du Club des juristes
Bruno Pousset, Avocat-collaborateur