Responsabilité pénale des personnes morales et opérations de fusion
Une société issue d’une opération de fusion par absorption (ou d’une scission) peut-elle voir sa responsabilité pénale engagée pour des infractions commises par la société absorbée (ou scindée) ? A première vue, le droit pénal ne devrait pas recevoir application dès lors qu’une société, auteur des faits délictueux, disparaît avant que ceux-ci soient poursuivis et définitivement jugés. La fusion-absorption fait perdre son existence juridique à la société absorbée et, sur le terrain du droit des personnes morales, on considère qu’il y a dissolution sans liquidation. Par conséquent, la société absorbée ne doit pas être poursuivie et condamnée pour une infraction commise avant la fusion. Comme le décès du délinquant met immédiatement fin aux poursuites, il devrait en être de même de la dissolution d’une société. Un tel point de vue se trouve confirmé par la jurisprudence de la Cour de cassation qui, en se fondant sur l’article 121-1 du Code pénal consacrant le principe de la responsabilité pénale personnelle, déclare que la société absorbante ne peut répondre des infractions imputables à la société absorbée. Il n’en est autrement qu’en cas de fraude à la loi.
Néanmoins, on peut se demander si la jurisprudence nationale ne devrait pas évoluer sous l’influence de la jurisprudence de la CJUE. Saisie d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 19, § 1 de la 3ème directive n° 78/855/CEE du 9 oct. 1978 (codifiée dans celle n° 2011/35/UE du 5 avr. 2011), qui pose le principe de la transmission universelle de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante, la CJUE a estimé, par une décision du 5 mars 2015, qu’une fusion par absorption entraîne la transmission, à la société absorbante, de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion, pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion. On notera que la directive précitée a été transposée en droit interne par la loi n° 88-17 du 5 janv. 1988 (actuel art. L. 236-3, I C. com).
Par un arrêt du 25 octobre 2016, la Chambre criminelle a toutefois considéré que la directive en cause, telle qu’interprétée par la CJUE, «est dépourvue d’effet direct à l’encontre des particuliers». Elle a, par ailleurs, affirmé que «l’article 121-1 du Code pénal ne peut s’interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique».
Ce faisant, la Haute juridiction a donc fait primer le principe à valeur constitutionnelle de la responsabilité pénale personnelle (Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411 DC) sur l’interprétation, donnée par la CJUE, de la directive relative aux fusions des SA. Pour notre part, nous approuvons la solution adoptée. C’est qu’en effet, l’article 62, al. 3, de la Constitution impose clairement aux juridictions nationales de respecter les décisions du Conseil constitutionnel. Ainsi, le Conseil d’Etat a-t-il affirmé que «la suprématie conférée par l’article 55 de la Constitution aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle». Même si la Cour de justice pose le principe de primauté du droit de l’Union européenne sur les normes constitutionnelles, il demeure que les blocs de conventionnalité et de constitutionnalité sont distincts et indépendants l’un de l’autre. La Haute juridiction pourrait donc faire prévaloir les principes à valeur constitutionnelle de la responsabilité pénale personnelle et de la personnalité des peines sur les normes européennes. Au surplus, l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne indique qu’aucune disposition de ladite Chartre ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus «par les constitutions des Etats membres».
Cependant, une intervention législative serait nécessaire afin d’étendre le champ d’application de l’article 121-2 du Code pénal, qui détermine les conditions de l’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales, à d’autres groupements ou entités économiques n’ayant pas de personnalité morale, telles que les «entreprises». Une telle extension permettra d’appliquer, dans les hypothèses visées, la solution adoptée en matière de concurrence rendant ainsi efficace le dispositif destiné à lutter contre la criminalité de l’entreprise.