Historien américain, professeur d’histoire européenne au Darmouth College à Hanover, dans le New Hampshire, Darrin M. McMahon est l’un des principaux acteurs du renouveau actuel de l’histoire intellectuelle. Il mène un travail ambitieux de généalogie, sur la longue durée, des grandes notions de la culture occidentale. Il a écrit sur le bonheur et prépare un livre sur la métaphore de la lumière … au siècle des lumières.
Il est spécialiste du XVIIIe siècle et c’est à cette période que la figure du génie prend sa forme moderne et remplace celle du saint. Des hommes de génie réenchantent un monde en proie au désenchantement.
Dans une fresque savante et alerte, il s’attache aux individus qui ont donné corps à l’idée de génie. Il raconte comment s’est construite, au fil des siècles, cette catégorie fascinante désignant des êtres, tous masculins, en possession d’une puissance rare et spéciale et qui nous interpellent, de Wolfang Amadéus Mozart à Albert Einstein, de Napoléon à Hitler, de Steve Jobs à Lionel Messi.
Il s’intéresse aux hommes, mais c‘est d’abord une histoire de l’idée – des idées – du génie qu’il nous propose.
Car le génie plonge ses racines dans l’antiquité grecque et dans la sainteté médiévale. Le mot vient du latin, et pour les Romains de l’Antiquité le genius était un gardien spirituel, un Dieu qui accompagnait l’individu tout au long de sa vie et qui le reliait au divin. C’est une notion religieuse liée d’un côté à la transcendance et au surhumain, et de l’autre à la violence, à la destruction, auxquelles toute religion doit se confronter.
Il cherche à nous montrer les liens et les continuités, les sauts et les ruptures, à travers les disciplines, les lieux et les époques. Le parcours débute par les dialogues platoniciens, le génie est celui qui inspire l’homme, qui lui dévoile les vérités du monde. Il retrace l’évolution de cette « fureur divine » qui a inspiré les poètes de la Renaissance.
La conception romantique du génie apparaît, ensuite, comme une conséquence paradoxale du désenchantement du monde et de l’égalité démocratique.
C’est à partir des Lumières, mais surtout au début du XIXe siècle que se développe une autre croyance, celle d’une identification scientifique du génie. L’auteur parle à ce propos de « géniologie». S’ensuit une description des tentatives, faite avec beaucoup d’humour, pour identifier et quantifier le génie. Cela va de la « cranioscopie », au test du Quotient intellectuel en passant par des études statistiques sensées observer le génie héréditaire. De nombreux médecins considèrent que le génie est une maladie, qu’il relève de la psychologie morbide. Le destin rocambolesque du cerveau d’Einstein, légué au Musée national de santé et de médecine du Maryland et aujourd’hui numérisé et consultable sur iPad, en dit long sur la façon dont la science a cherché à localiser le génie, considéré comme une faculté innée.
Cette expansion du génie – sa démocratisation et sa mondialisation – a connu son apogée au lendemain de la seconde guerre mondiale en marquant un retour à une conception plus ancienne selon laquelle le génie était une faculté possédée par tous. Le génie autrefois inné, est désormais « self made ». Il y a du génie à peu près partout aujourd’hui, dans le fœtus -le génie du fœtus -, comme dans les gênes -le génie dans vos gênes -. Il y a du génie dans chacun de nous, comme le dit un récent ouvrage, best-seller aux Etats-Unis : Genius in All of Us.
Or si le génie est partout, il n’est plus nulle part. Nous vivons à une époque où, s’il y a du génie dans chacun d’entre nous, les véritables génies sont devenus très rares. Mais il se peut que les génies d’aujourd’hui ne soient reconnus que demain ou après-demain.
Il demeure que les excès du génie mauvais sous sa forme fasciste (Hitler) ou communiste (Staline) ont joué un rôle crucial dans le rejet général du génie et de la religion du génie.
Mais les hommes et les femmes illustres nous sont encore utiles et nécessaires. Comme l’écrivait Emerson, il y a plus d’un siècle et demi, dans le texte qui sert d’épigraphe à ce livre, le génie de l’humanité reste un point de vue privilégié pour observer l’Histoire : « On a vu autrefois des phénix : ils ne sont plus. Le monde n’en est pas pour autant désenchanté. » Espérons qu’il ne le sera jamais.
Fureur divine Une histoire du génie – Darrin M. McMahon. traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Editions Fayard, Février 2016