Le bitcoin est l’objet de l’une des plus intenses spéculations jamais observées. Mais le glas de l’idéalisme du bitcoin a sonné.
On ne parle plus que du bitcoin. Le mythe de la pierre philosophale a ressurgi. Le bitcoin est devenu un actif financier si convoité que certains le comparent désormais à de l’or. Alors que le métal jaune a connu en 2017 sa meilleure année depuis 2010, avec un gain de plus de 13%, cette performance fait cependant pâle figure au regard de l’envolée stratosphérique du bitcoin.
Il est paradoxal que la monnaie virtuelle qui voulait échapper aux règles entourant la valeur des monnaies légales perçues comme inéquitables par des internautes aux idéaux libertaires soit comparée à l’or, qui fut longtemps l’étalon des monnaies légales. Mais lorsque le bitcoin est l’objet de l’une des plus intenses spéculations jamais observées, alors qu’il se voulait une alternative à la logique des marchés de l’argent régulés, nous sommes bien au-delà du paradoxe. C’est l’absurdité la plus totale, comme vient de l’annoncer Waren Buffett qui avait anticipé la crise des subprimes et l’éclatement de la bulle internet, entre autres faits d’arme qui ont consolidé sa fortune. La chute intervenue en décembre n’est jamais que le cinquième crash intervenu depuis l’origine sur le bitcoin, et il y en aura d’autres. Le Bitcoin, c’est l’or des fous, de la pyrite, la mauvaise fortune des chercheurs d’or.
Que signifie donc cette ruée sur le bitcoin, malgré les mises en garde qui se succèdent?
On pourrait y voir le signe d’une mutation monétaire qui serait la conséquence de la révolution numérique. Le nouveau monde numérique serait en train de balayer l’ancien et sa monnaie légale. Cependant, le bitcoin n’est qu’une illustration de la loi de Gresham, du nom d’un économiste du XVIème siècle qui constatait que la mauvaise monnaie chasse la bonne, jusqu’à ce que la puissance publique y mette bon ordre en rétablissant l’impérium de la monnaie légale.
Numérique ou pas, la monnaie, vieille comme le monde et dont l’utilité est déclinée par Aristote sans qu’il ait été démenti depuis l’antiquité, obéit à des lois immuables. Elle ne s’impose que par la stabilité de sa valeur, car si elle est objet de spéculation, elle disparaît dans la thésaurisation, jalousement conservée avec l’espoir de plus-value. Or la stabilité d’une monnaie n’obéit pas qu’à des lois économiques, elle ne peut pas s’imposer sans des règles de droit solides, car la monnaie est un fait juridique.
La monnaie ne s’impose durablement que par la force du droit qui repose sur le système étatique à l’origine de son émission. Qu’il s’agisse du dollar ou de l’euro, pour ne citer que le duopole dominant des monnaies mondiales, la confiance repose sur la solidité des États émetteurs, au travers de l’organisation du contrôle du système bancaire par des banques centrales, c’est-à-dire toute une architecture juridique qui se décline en règles de droit, jusqu’à ce que l’on nomme la régulation, c’est-à-dire un système de normes prudentielles et de contrôle.
Une monnaie qui n’est pas assise sur ce socle étatique qui assure des règles de protection peut certes plaire, mais attention au mirage. Ce qui est donc aujourd’hui certain, c’est que le bitcoin qui avait pour prétention d’être différent, une alternative à l’argent organisé par le système bancaire ordonné par des banques centrales plus ou moins dépendantes des États, concentre bien tous les excès de l’argent en seulement quelques années d’existence. Il a tous les apparats de la mauvaise monnaie, dont parlait Gresham: il est entraîné dans une spirale spéculative irrationnelle.
Le bitcoin n’est plus l’outil d’une liberté monétaire sur internet, où tout ce qui peut s’extraire de la régulation trouve ses adeptes. Là est d’ailleurs la première limite juridique du bitcoin, car s’extraire de tout contrôle est un non-sens juridique s’agissant de l’argent. Toute l’évolution du droit en matière d’argent depuis les dernières décennies est de lutter contre l’opacité, pour prévenir et traquer les fraudes, le blanchiment, etc… Dès lors, tout système alternatif ne peut être acceptable que s’il ne constitue pas une exception qui pourrait se poser en mécanisme de contournement du système régulé. La monnaie virtuelle, comme le shadow banking, la finance de l’ombre, n’est acceptable que dans la limite où l’alternative ne déborde pas de l’espace de liberté que veut s’octroyer une communauté bien définie, dans une optique qui ne vise pas à neutraliser systématiquement les règles communes. La monnaie virtuelle doit donc demeurer l’exception par rapport à la monnaie légale, son champ est dès lors limité.
Or la hausse phénoménale de la valeur de la cryptomonnaie exprimée en dollar ou euro et la volatilité extrême de ce rapport d’échange, illustrent que le bitcoin a été arraché de son idéal alternatif d’origine. L’argent non virtuel l’a kidnappé. C’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques essentielles de l’argent que de toujours englober, digérer, tout ce qui est nouveau pour faire de l’argent avec. L’argent fait de l’argent avec le bitcoin, comme avec tout ce qui peut s’assimiler à un actif financier. Le glas de l’idéalisme du bitcoin a été sonné par Goldman Sachs qui veut en devenir un market maker, c’est-à-dire un passeur entre le virtuel et le légal. Goldman Sachs veut faire des dollars avec le bitcoin, pas l’argent virtuel, de l’argent sonnant et trébuchant.
La hausse du bitcoin portée par cet attrait pour une chose, dont la valeur monétaire exprimée en monnaies légales semble pouvoir croître jusqu’au ciel, est bien l’illustration de cette loi de Gresham, mais aussi de la faiblesse juridique de cette monnaie virtuelle. On change de monnaie pour avoir du bitcoin en espérant une plus-value, non pas pour s’en servir d’instrument de paiement, mais pour spéculer. Le bitcoin devient un placement attractif, parce que sa faiblesse juridique alimente le phantasme sur la valeur infinie qu’il pourrait prendre.
Le bitcoin est donc une mauvaise monnaie, non pas seulement parce qu’en l’espace d’un clic de souris le payeur et le payé prennent un risque de valeur, ce qui est l’antithèse d’une monnaie, mais parce que son absence de régulation permet tous les excès que les lois et les systèmes réglementaires qui entourent les monnaies légales tentent de limiter pour apporter une sécurité à l’argent. La sécurité de l’argent repose sur des limites, des bornes que seul le droit peut imposer.
Le bitcoin, finalement, illustre que la force de l’argent, quelle que soit sa forme, est de croire dans sa valeur, mais que cette croyance est versatile si elle n’est pas portée par une puissance publique, un État et sa loi, qui seuls peuvent avoir le crédit nécessaire pour contenir les renversements de confiance qui, en matière financière, sont réguliers et brutaux.
En définitive, ce qui se passe aujourd’hui sur le bitcoin n’est qu’un aspect de ce qu’est devenu l’argent et l’immense difficulté de le réguler dans un monde où la modernité bouscule les règles. Tout est aujourd’hui prétexte à développer les marchés d’argent. Le bitcoin n’y fait pas exception. Les dettes et les créances à terme en bitcoin font depuis peu l’objet d’un marché à terme à Wall Street. Les paris sur l’évolution du rapport de change entre la monnaie virtuelle et les monnaies légales vont donc se développer pour accroître les opportunités de spéculation sur un phénomène totalement déconnecté d’une activité humaine ou d’un besoin présentant la moindre utilité sociale. Bienvenue au casino des bitcoins. En cotant à terme la valeur de l’argent virtuel au travers d’instruments dit dérivés, qui déjà permettent d’échanger de l’argent non virtuel mais inexistant, on dépasse une nouvelle fois la limite de la folie financière. Il ne restera plus qu’à créer des crédits default swap en bitcoin, les mêmes instruments financiers qui ont répandu la crise des subprimes dans le monde et qui ont failli faire exploser tout le système financier.
Il faut donc dire non, on ne recommence pas à faire de l’argent sur du vent. On ne recommence pas avec l’or des fous.