L’ÉQUILIBRE COMPROMIS PAR LA COUR DE CASSATION
Entre 2008 et 2013, la Cour de cassation a rendu une série d’arrêts interdisant que des avantages sociaux puissent être accordés, y compris par accord collectif, à certaines catégories de salariés. Ainsi était-il impossible d’attribuer des tickets restaurant aux employés sans les accorder aux cadres (Cass. Soc. 20 février 2008 n°05-45601) ou des repos spécifiques aux cadres sans les accorder aux employés (Cass. Soc. 1er juillet 2009 n°07-42675).
Cette quête d’égalitarisme a été stoppée par une succession d’arrêts entre 2013 et 2018 validant les avantages catégoriels de protection sociale (Cass. Soc. 13 mars 2013 n°11-20490) puis créant une présomption de justification des avantages catégoriels instaurés par accord collectif (Cass. Soc. 27 janvier 2015 n°13-22719). La Cour consacrait alors l’autorité des partenaires sociaux (les employeurs et les organisations syndicales représentatives), agissant sur délégation expresse du législateur, dans l’exercice du droit constitutionnel reconnu par le 8ème point du préambule de la Constitution aux salariés de participer à la détermination de leurs conditions de travail par le biais de leurs représentants. L’accord collectif devenait ainsi le garant de l’égalité catégorielle.
La frustration des promoteurs de l’égalitarisme était grande ; celle de ceux considérant que l’attribution d’un véritable pouvoir normatif aux signataires des accords collectifs constituait une intolérable atteinte à l’autorité judiciaire l’était encore plus.
Ensemble, les thuriféraires de l’égalitarisme veillaient ; ils viennent de se réveiller.
Le 3 avril 2019, sous l’égide de son nouveau Président, la chambre sociale de la Cour de cassation a condamné, tel un grand pas en arrière, les avantages catégoriels instaurés par accord collectif.
Le motif officiel est que la généralisation de la présomption de justification des avantages catégoriels serait contraire au droit communautaire et spécifiquement aux articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Le vernis officiel craque aux constats de ce que (i) l’opposabilité universelle de cette Charte n’a jamais été consacrée et (ii) aucune norme de droit communautaire y compris résultant de ladite Charte n’était en cause dans le litige.
La sentence, sa motivation et sa portée sont clairement établies par la note explicative (curieuse pratique de la Cour de cassation visant à compléter ses arrêts dont elle admet le défaut de clarté et de justification juridique par des explications complémentaires et surtout par une grille d’application). Par principe, la limitation d’un avantage social à une catégorie de salariés doit être exceptionnelle et expressément justifiée par des raisons objectives dont il appartient au juge de contrôler la réalité et la pertinence : en clair, c’est le tribunal qui se substitue aux signataires de l’accord collectif.
Par exception, peut être présumé justifié l’avantage catégoriel bénéficiant aux salariés des catégories professionnelles définies par les conventions collectives nationales (le débat sur l’identification des catégories professionnelles est évidemment ouvert), ou encore aux salariés exerçant des fonctions différentes (quel est le niveau de différences susceptible d’être pris en compte), ou à ceux affectés à un établissement spécifique.
Les magistrats ne pouvaient pas totalement annuler les effets des arrêts rendus entre 2013 et 2018 ; les circonstances qu’ils visent sont donc sauvegardées ; aucune nouvelle tolérance catégorielle ne sera en revanche désormais admise sauf à l’entreprise à justifier des raisons objectives dont le juge contrôlera concrètement la réalité et la pertinence…
Si l’on suivait le raisonnement de la Cour de cassation, serait remise en cause la constitution de groupes fermés permettant depuis des dizaines d’années de conserver, aux salariés concernés par une fusion (de l’entreprise), leurs avantages historiques. Si tel devait être le cas, les salariés apprécieraient !
Le temps du dogmatisme est revenu ; celui de la liberté de négocier pourtant consacré par la Constitution et notamment renforcée par la loi El Khomri (loi n°02016-1088 du 8 août 2016) et les ordonnances MACRON (notamment ordonnance n°2017-1385 du 22 septembre 2017) est étroitement encadré.
Par Bruno Serizay, avocat associé. Capstan Avocats, partenaire du Club des juristes.