Les autorités de régulation sous le contrôle du juge
Les personnes publiques recourent de plus en plus aux actes de droit souple pour élargir la gamme de leurs moyens d’action. Leurs dénominations sont diverses : recommandations, lignes directrices, schémas, chartes, plans, etc. Ils sont notamment répandus en matière économique, parmi les autorités de régulation. Ils ont une caractéristique commune : leurs destinataires ne sont pas tenus d’y obéir.
Pour les pouvoirs publics, ce mode d’action présente deux grands avantages. La simplicité, d’abord : ce type d’acte est souvent dispensé du formalisme qui s’impose aux normes juridiques. L’efficacité, ensuite : un acte de droit souple peut s’avérer tout aussi contraignant, en pratique, qu’une véritable décision. Le seul fait d’exprimer une analyse ou une orientation peut parfois suffire à influer sur le comportement des acteurs économiques.
Le Conseil d’Etat a construit progressivement une jurisprudence qui a pris en compte cette réalité, en admettant par exemple la recevabilité des recours contre certaines catégories de circulaire (CE, 18 décembre 2002, Mme Duvignères). Toutefois, jusqu’à présent, l’ouverture du prétoire buttait sur une exigence : seul les actes comportant une véritable décision étaient susceptibles de recours ; les actes « non décisoires » ne l’étaient pas, bénéficiant ainsi d’une sorte d’immunité juridictionnelle.
Cette conception restrictive ne paraissait plus adaptée à l’importance nouvelle du droit souple dans la vie économique. Comme l’indiquait le Conseil d’Etat lui-même, dans son étude de 2013 sur le droit souple : « Il n’est pas souhaitable de voir des autorités publiques développer un pouvoir à l’abri de tout contrôle juridictionnel » (EDCE 2013, p. 15).
Cet angle-mort du contentieux vient d’être comblé dans deux décisions Fairvesta International GmbH et NC Numericable du 21 mars 2016. Pour la première fois, le Conseil d’Etat admet la recevabilité de recours en annulation contre des actes de droit souple ne comportant aucune décision.
La première affaire concernait des communiqués de presse de l’Autorité des marchés financiers, qui mettaient en garde les investisseurs contre certains placements immobiliers. La seconde portait sur une prise de position de l’Autorité de la concurrence sur les modalités d’application d’une injonction formulée dans sa précédente décision du 23 juillet 2012 autorisant le rachat de TPS et CanalSatellite par Vivendi et le Groupe Canal Plus.
Sur le plan juridique, les actes en cause ne créaient aucun droit, ni aucune obligation. Pourtant, de façon très novatrice, le Conseil d’Etat admet qu’un recours pour excès de pouvoir puisse être engagé à leur encontre dès lors que, d’un point de vue pratique, ils « sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquels ils s’adressent ».
En l’espèce, sur le fond, il rejette les recours, après avoir vérifié, dans les deux cas, que l’autorité de régulation agissait bien dans le cadre de ses compétences et que, s’agissant de l’Autorité de la concurrence, les droits de la défense avaient été respectés.
Les décisions Fairvesta International GmbH et NC Numericable constituent les premières pierres d’un nouvel édifice. Aux recours traditionnels, dirigés contre les règlementations, elles ajoutent une nouvelle forme d’action, dirigée contres les actes de régulation. Un tel recours sera particulièrement intéressant en matière économique.
Certes, des questions restent en suspens, par exemple, sur l’application des délais de recours, les exigences de procédure ou les règles de fond qui s’appliquent aux actes de droit souple, la nature du contrôle juridictionnel ou encore les modalités d’exécution de la décision du juge. Les réponses seront progressivement données par la jurisprudence. Tout l’enjeu pour le juge administratif consistera à bâtir un nouveau cadre juridique qui réalise un équilibre entre deux objectifs : être suffisamment contraignant pour l’administration, pour que le nouveau recours ne soit pas dénué de toute portée pratique ; mais aussi être suffisamment souple, pour préserver l’intérêt de ce mode d’action des pouvoirs publics.
Ces deux décisions ont déjà leur place au panthéon des grands arrêts de la jurisprudence administrative. Elles confirment, d’une part, le rôle du droit souple dans l’action administrative et, d’autre part, l’adaptation perpétuelle du recours pour excès de pouvoir aux nouvelles façons d’administrer.
Yann Aguila, avocat à la Cour, membre du Club des juristes
Guillaume Froger, avocat à la Cour