Mardi 20 avril 2016, le tribunal de district de la Haye, aux Pays-Bas, annulait les six sentences arbitrales par lesquelles un éminent panel de juristes internationaux s’était déclaré compétent, fin 2009, pour juger l’expropriation par le gouvernement russe des actionnaires du défunt groupe pétrolier Yukos et, en juillet 2014, avait condamné la Russie au versement d’indemnités d’un montant inédit de 50 milliards de dollars. Quelles sont les questions clés qui se posent ?
Quel est le fondement de l’annulation ?
Toutes les sentences arbitrales sont annulées pour une seule raison : l’absence de compétence du tribunal arbitral pour connaître du litige.
Dans les trois recours parallèles engagés par des actionnaires de la défunte Yukos, le tribunal arbitral avait fondé sa compétence sur les dispositions du Traité sur la Charte de l’Energie (TCE) qui, en vigueur depuis le 16 avril 1998, institue un cadre de coopération internationale entre les pays d’Europe et d’autres pays industrialisés, dont la Russie. Le TCE prévoit le recours à l’arbitrage de la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye pour trancher les différends relatifs aux investissements internationaux dans le secteur de l’énergie, susceptibles d’opposer investisseurs issus d’un ou plusieurs Etats signataires et un autre Etat signataire. La Russie, qui avait signé mais jamais ratifié le TCE, le parlement russe s’y étant opposé, a toujours contesté la compétence arbitrale, outre qu’elle estimait que le litige était russo-russe et non international.
Le tribunal arbitral s’était pourtant déclaré compétent, le 30 novembre 2009, en suivant les dispositions transitoires du TCE, qui veulent que tout Etat signataire applique provisoirement le traité dès avant son entrée en vigueur, pour autant que sa constitution et ses lois et règlements l’y autorisent.
C’est également sur le fondement des dispositions du TCE et du droit international que, le 18 juillet 2014, les arbitres ont condamné la Russie, étant observé qu’un principe fondamental du droit impose qu’il n’y ait pas d’expropriation sans indemnité juste et préalable. De même, des mesures fiscales discriminatoires peuvent constituer une expropriation rampante par mesures d’effets équivalents ou un traitement injuste et inéquitable, tous fondements légitimement reconnus pour condamner un Etat en droit international. La condamnation au paiement de 50 milliards de dollars d’indemnité, si elle impressionne, s’appuyait sur des méthodes de valorisation éprouvées.
Le tribunal de la Haye esitme que les dispositions transitoires du TCE imposent d’apprécier la conformité au droit russe de chacune des clauses du TCE invoquées au soutien des recours des actionnaires, à commencer par la clause prévoyant la compétence arbitrale. Il juge que la nature fiscale et publique du différend imposait une délibération législative expresse pour valider le recours à l’arbitrage. Celle-ci faisant défaut, la compétence arbitrale ne pouvait se déduire de la disposition transitoire générale du TCE.
Les juges de La Haye ont-ils pris en compte le climat diplomatique consécutif à la condamnation de la Russie?
Nul ne peut l’affirmer. La motivation est solide et fait preuve d’une orthodoxie indéniable : le consentement des parties, clé de voûte de l’arbitrage, doit être incontestable. L’arbitrage ne peut s’entendre sans accord de volontés. L’arbitrage entre investisseurs et Etats est actuellement considéré avec méfiance par une partie majoritaire de la classe politique européenne : les débats sur le TTIP et la préférence de l’Europe pour une cour permanente en témoignent. Largement injustes et mal informées, les critiques n’ont pas permis un débat constructif. La décision d’annulation de l’affaire Yukos pourra tenir lieu de rappel à l’ordre pour les arbitres internationaux, les incitant à une prudence extrême dans la motivation et la rationalité des décisions concernant des parties souveraines. Mais il faudra aussi « rendre justice à l’arbitrage », souvent – comme ici – seul espoir de recours effectif contre l’arbitraire.
Quelles conséquences et quelles suites ?
La saga judiciaire va se poursuivre. Le tribunal de la Haye, siège de l’arbitrage, était indéniablement compétent pour apprécier la régularité de la sentence rendue dans son ressort. Son jugement va faire l’objet d’un appel. Quelle qu’en soit l’issue, on peut affirmer que sauf improbable règlement négocié, un recours en cassation sera possible. La durée d’un tel contentieux s’exprime en années.
Le jugement du tribunal de la Haye est assorti de l’exécution provisoire, mais on peut penser que cela ne concerne que les frais de procédure et non l’annulation des sentences. Quoiqu’il en soit, les actionnaires de Yukos pourraient solliciter la suspension de cette exécution provisoire. A priori, l’annulation sera donc en suspens au moins le temps de l’appel.
Pratiquement, les mesures conservatoires (saisies, hypothèques) peuvent demeurer en place et d’autres peuvent encore être prises. L’exécution proprement dite sera en revanche suspendue dans l’attente de la fin du contentieux de l’annulation. En France, l’annulation d’une sentence arbitrale dans son pays d’origine n’est pas en soi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution : on pourrait, théoriquement au moins, concevoir que les juridictions françaises ignorent la décision de la Haye. Théoriquement, car l’annulation pour défaut de consentement à l’arbitrage doit inciter à la plus grande prudence.
La remise des compteurs à zéro dans le match Yukos / Russie aura peut-être une autre conséquence s’agissant du régime des immunités souveraines des Etats. La décision de la Haye intervient en effet au milieu d’un courant législatif qui, directement inspiré par ce litige, vient remettre en cause le régime des immunités d’exécution sur les biens des Etats. La Belgique a voté en urgence une loi d’inspiration pro-russe sur ce sujet. De même en France : l’article 24 du projet de loi Sapin 2 du 30 mars 2016, au prétexte de clarifier le régime des immunités d’exécution des biens souverains, jusqu’à présent jurisprudentiel et peu lisible, semble en partie dicté par des motivations plus diplomatiques que juridiques. Il vise en effet à rendre insaisissables les biens diplomatiques et notamment les comptes bancaires des ambassades, sauf si l’Etat a renoncé à cette protection par écrit et en mentionnant spécialement ce type de biens. Ce texte contredit un traité international que la France a signé, ratifié et particulièrement défendu : la Convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens signée à New York le 2 décembre 2004 qui harmonise le droit des immunités entre les signataires (parmi lesquels la Russie). Même si ce traité n’est pas encore en vigueur, la France est tenue de ne pas le contredire, pour respecter ses engagements internationaux. C’est d’ailleurs ce qu’a présumé implicitement la Cour de cassation en abandonnant l’ancienne jurisprudence qui exigeait une renonciation spéciale en matière de biens diplomatiques dans une décision remarquée du 13 mai 2015 impliquant le Congo. Le législateur français, sans doute à fins diplomatiques, s’apprête donc à désavouer la Cour de cassation et du même coup renier sa signature internationale. Il faut espérer que l’évolution du contentieux Yukos aura au moins l’avantage de modifier cet agenda. Sans urgence désormais, il faut, si l’on veut légiférer sans attendre l’entrée en vigueur de la Convention de New York de 2004, incorporer son dispositif conformément à sa lettre et son esprit, et en profiter pour toiletter les dispositions existantes incompatibles.