Peu à peu, le citoyen évince l’actionnaire.
Dans la conception traditionnelle de la société anonyme, l’actionnaire a le pouvoir de prendre en assemblée générale les décisions les plus importantes pour l’entreprise. Ce pouvoir est la contrepartie du risque économique que l’actionnaire a accepté de prendre en investissant dans le capital social. Participant du droit de propriété, sa seule limite est celle de l’abus de droit – abus de majorité, abus de minorité – quand l’actionnaire nuit à l’intérêt social dans l’exercice de son pouvoir d’imposer ou de s’opposer.
L’évolution récente du droit des sociétés, en phase avec celle des pratiques et des mentalités, brouille cette vision. Les enjeux que revêtent pour l’économie, mais aussi pour la cohésion sociale, les décisions des plus grandes sociétés commerciales, expliquent l’essor d’une législation qui évince progressivement l’actionnaire au profit du pouvoir politique et de l’imperium des tribunaux.
Excitée par le personnel politique, l’opinion s’empare des indemnités de départ et des primes de bienvenue promises aux dirigeants des grands groupes, et s’en scandalise même quand leur charge n’entame que des fonds privés. Le fait que le législateur ait donné sur ces questions une certaine compétence aux assemblées d’actionnaires (loi 2005-842 du 26 juillet 2005 soumettant ces décisions à la procédure des conventions réglementées), récemment élargie par les recommandations du Code Afep-Medef (art. 24.3 sur le say-on-pay), apparaît insuffisant : la menace d’un plafonnement que le droit viendrait instaurer à l’instar des entreprises publiques (décret 2012-915 du 26 juillet 2012) est brandie devant le patronat s’il ne s’autodiscipline pas.
Qu’arrive un projet d’acquisition, par un acteur étranger, d’une entreprise française majeure, même fortement implantée hors de nos frontières, et le pouvoir politique s’investit par décret (2014-479 du 14 mai 2014) du pouvoir de subordonner l’opération à l’obtention d’une autorisation ministérielle qui obligera les protagonistes à maintes concessions pouvant aller jusqu’à faire consentir le principal actionnaire à la captation de ses droits de vote par l’Etat.
La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite Macron, continue sur la lancée en fixant le cadre des « actions spécifiques » (golden shares) que l’Etat est habilité à se réserver dans le capital des grandes entreprises qu’il transfère au secteur privé, si ces entreprises touchent aux intérêts essentiels nationaux en matière d’ordre public, de santé publique, de sécurité publique ou de défense nationale (article 186). Les actionnaires succédant à l’Etat ne pourront pas, sans son accord et suivant l’étendue des pouvoirs qu’il se sera ainsi réservés, céder leurs titres, ouvrir le capital ou réaliser certaines cessions d’actifs.
Cette même loi (article 70) donne désormais aux tribunaux de commerce le pouvoir d’exproprier les actionnaires qui n’approuveraient pas une augmentation de capital permettant d’éviter une cessation d’activité de l’entreprise (de plus de 150 salariés), s’il s’agit de prévenir un trouble grave à l’économie nationale ou régionale et au bassin d’emploi.
Ce mouvement de mise à l’écart de l’actionnaire se développe d’autant plus facilement que les investisseurs institutionnels ont relâché leur emprise sur les prérogatives attachées aux décisions d’assemblée.
En abandonnant leur pouvoir de décision aux agences en conseil de vote (cons. A. Omaggio, Faut-il encadrer l’activité des agences de conseil en vote (proxy advisors) ? JCP E 2009, n° 46, p. 29), les actionnaires ont intellectuellement déserté les assemblées ; est-il si choquant que le pouvoir politique ou judiciaire s’y immisce, lui qui, contrairement à ces agences, a la charge des intérêts économiques et sociaux que les décisions de l’entreprise mettent en cause ?
La progression de l’activisme actionnarial apporte une autre légitimation à l’élimination du pouvoir des assemblées : est-il souhaitable que des entreprises soient déstabilisées par des gérants d’actifs qui n’y ont investi que pour harceler les dirigeants afin de réaliser, dans leur capital, un aller-retour aussi rapide que lucratif ?
Ainsi le citoyen brigue-t-il désormais le rôle de l’actionnaire, du moins quant au pouvoir qui s’y attache : la charge d’apporter à l’entreprise le capital dont elle a besoin, il la lui laisse pour en faire, désormais, la composante irréductible du statut d’actionnaire.