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IV. « Reprendre le contrôle » : une défiance justifiée envers l’Europe ?

Avec les contributions d’Enrico Letta, François-Xavier Bellamy, Anne-Marie Le Pourhiet, Francis Donnat et François Bayrou

 

Enrico Letta, Président de l’Institut Jacques Delors et ancien Premier ministre d’Italie

Merci beaucoup Anne, merci Denys. Merci pour cette invitation que j’ai beaucoup appréciée et pour ce colloque qui est super intéressant. Je suis ravi d’être là avec Monsieur Bellamy, que j’écoute toujours avec grand plaisir.

Trois clins d’oeil pour commencer :

Premier clin d’oeil, je me déclare tout de suite coupable : dans mon téléphone il y a le mot Europe et donc il n’y a pas ma ville ou les couleurs de mon équipe de
foot préférée. Je suis très pro-européen, je me déclare tout de suite coupable.

Deuxième, j’ai aussi le droit de parler de souveraineté. Je suis souverain. Quand je dois me présenter avec mon nom en France : je dis « Letta » (prononcé l’Etat) c’est moi et je ne mens pas.

Troisième, je pense avoir un avantage par rapport à vous tous : je suis italien et en tant que tel j’ai un décalage d’attentes envers l’Etat. Les français ont de
grandes attentes et, par conséquent, souffrent de grandes frustrations. En Italie, nous n’avons aucune attente et donc pas de frustration : je conseille d’entrer dans cette mentalité. Evidemment, je plaisante, mais pas trop…

Je vais partir du titre du colloque. Je pense que la politique contre le droit tue la démocratie.

Si la politique va contre le droit, c’est la démocratie qui en souffre et cela pour une raison très simple : aujourd’hui on en est arrivé à devoir organiser un colloque avec un tel titre car l’effet de la polarisation est devenu tellement fort qu’on imagine que la politique, donc la majorité, peut faire ce qu’elle veut. Ces
fameuses entraves sont donc contre le peuple.

Cette idée de polarisation extrême est un problème. On y arrive pour des raisons de faiblesse et non pas pour des raisons de force. La polarisation est issue de l’idée que mon identité est plus faible que ce que je pense donc j’ai besoin de construire un ennemi. On rentre ainsi dans une logique d’extrêmes entre ami/ennemi et cela à cause de ce qu’on ressent.

Un autre point à noter est que cette polarisation extrême trouve dans l’absence de reconnaissance de l’adversaire une ultérieure source d’alimentation. L’idée de ne pas considérer l’adversaire comme quelqu’un de digne, qui peut gagner et qui a le droit de gagner et de le considérer plutôt comme quelqu’un qui est hors la loi, qui ne respecte pas les règles, qui emploie des arguments et des attitudes non autorisés est de plus en plus présente. Cela étant, les adversaires ne se reconnaissent pas en tant que tels.

Regardez à cet égard ce qui s’est passé aux Etats Unis aux dernières élections ou ce qui se passe en Italie depuis 30 ans : il y a un manque de reconnaissance réciproque et c’est un élément de faiblesse. Néanmoins, cette approche permet de légitimiser l’éventuelle défaite : si je perds c’est à cause de la boite à outils « hors règle » utilisée par l’adversaire.

Cette polarisation est le mal de notre temps. Elle rend impossible le débat et conforte l’idée que celui qui gagne, celui qui arrive à obtenir la majorité, peut faire tout ce qu’il veut. Il n’y a pas de limite possible. Si l’Europe, le droit, les juges mettent des limites, ils sont contre le peuple. Ce point-là est mon préambule et peut-être aussi le cœur de mon intervention, et cela pour une raison très simple.

Nous sommes en train de vivre en Europe les effets de la perte de centralité de l’Etat de droit dans quelques pays membres.

Quand on parle aujourd’hui de menace envers la démocratie, on parle des grandes autocraties extérieures à l’UE mais que peut-on dire lorsque ces menaces ont lieu à l’intérieur de l’UE et que l’un des pays concernés va présider l’Union européenne au semestre suivant l’élection européenne ? Comme vous le savez, Monsieur Orban va être le président tournant du Conseil de l’UE ; la Hongrie va donc présider l’Union européenne du premier juillet2024 jusqu’à la fin du mois de décembre 2024, c’est à dire quand tous le équilibres de la prochaine législature devront être créés.

Je crois qu’il faut mettre un point ferme là-dessus et être clair en disant que la défense de la démocratie et de l’État de droit est la défense de notre modèle de vie ; aujourd’hui ce qui est surtout attaqué est notre modèle de vie. Dans la perspective du conflit entre Russie et Ukraine, un point essentiel à souligner est que la défense de l’Ukraine aujourd’hui est aussi pour nous une défense de nos valeurs, de l’État de droit.

Il y a 3 points très simples sur lesquels je voudrais dire quelques mots.

Dans le premier point, je reprendrai une partie du débat très intéressant qui aeu lieu hier. Je pense que grâce à l’Europe on gagne en souveraineté et cela pour plusieurs raisons.

Une de ces raisons est de grande actualité et se réfère au fait qu’on a idéalisé la dépendance et l’interdépendance et cela surtout autour de trois grands sujets : sécurité, technologie, énergie.

Au sujet de la sécurité, j’ai beaucoup apprécié ce que le Général Lecointre a dit. En Europe, l’idée générale des dernières décennies était celle de dire que notre sécurité était payée par le tax-payer américain.

À part la France, l’expérience italienne, allemande où espagnole sont là pour le démontrer, c’est le tax-payer américain qui a payé la sécurité. On a donc décidé d’être dépendants en termes de sécurité des États-Unis.

On a estimé que c’était mieux comme ça aussi parce que c’est très compliqué aujourd’hui, dans le cadre des campagnes électorales, de demander de l’argent pour les dépenses militaires.

On a aussi décidé d’être dépendants du point de vue énergétique de la Russie et du monde arabe.

Là aussi, la France a opté pour des choix différents, mais les autres Pays européens ont choisi la dépendance et cela tout simplement parce que le monde était le monde de la dépendance et de l’interdépendance.

Encore, on a décidé d’être dépendant de la Chine du point de vue technologique.

Bien évidemment, cette dépendance avait besoin d’un monde d’interdépendant dans lequel nous, les Européens, étions le centre de toutes les interdépendances et pouvions par exemple prendre les matières premières là où on le souhaitait.

Et finalement, ça marchait bien, non ?

Pas pour longtemps. Le COVID a été le premier signe d’alerte, mais c’est évidemment la guerre qui a beaucoup poussé vers la compréhension du fait que l’Europe a besoin d’être aussi indépendante et non pas seulement dépendante et interdépendante. L’Europe a besoin d’indépendance, surtout autour des trois grands sujets cités : sécurité, énergie, technologie.

L’Europe doit être forte et capable de gérer les défis énergétique, technologique et de sécurité.

Le sujet de l’indépendance est au cœur de ces mois de fin de législature européenne et il devra être au cœur aussi de la prochaine législature européenne. C’est un changement à 180° ce que la vie européenne doit poursuivre. Après des décennies dans la dépendance et l’interdépendance, on est aujourd’hui en quête d’indépendance et vous comprenez mieux que moi ce que, dans ce contexte, un Parlement radical pourrait engendrer.

Évidemment, les dernières initiatives législatives vont dans cette direction. Plein de débats ont eu lieu au Parlement européen, au sein de la Commission et du Conseil européen. C’est un sujet majeur et c’est la façon d’être souverain et de placer la souveraineté européenne au centre. C’est aussi un moyen pour dire que l’Europe est capable de démontrer non pas qu’on « reprend le contrôle », mais qu’on est indépendants.

Je n’aime pas du tout cette expression « reprendre le contrôle » et je félicite Denys pour l’avoir choisie, car c’est une véritable provocation.

Pendant la campagne électorale du Brexit, j’étais à Paris. C’était la phase de ma vie dans laquelle j’étais à Sciences Po. Je me rappelle quand j’ai vu surgir ce mouvement autour de la reprise du contrôle et j’étais agacé car l’expression choisie « take back control » était tellement claire et forte du point de vue de la capacité de parler et arriver à tous les électeurs. Néanmoins, ce n’était qu’un mensonge.

Pourquoi ?

Premièrement, parce que dans l’histoire, on ne revient jamais en arrière. On va toujours en avant. Deuxièmement, parce que la question de la perte decontrôle n’est pas liée à Bruxelles ou à l’Europe, mais à l’innovation technologique et aux changements majeures de notre époque.
Les innovations technologiques sont en train de changer complètement nos vies car elles ont mis le pouvoir dans un simple bouton. Lorsque l’on presse sur le bouton, la décision est prise.

Au regard des changements que nous vivons et qui sont notamment la conséquence des innovations technologiques, le partage que nous avons en Europe est très important et il me pousse à considérer et soutenir que l’Europe est la plus moderne des constructions politiques et idéologiques.

Aujourd’hui aux questions « qui es-tu ? » « Quelles est ton identité ?», on répondrait bien différemment par rapport à ce que l’on aurait répondu si ces questions avaient été posées il y a 50 ans. A cette époque-là, quelqu’un comme moi aurait probablement répondu : je suis italien, point. Aujourd’hui un seul
terme pour définir l’identité d’une personne est désormais impossible. Moi, par exemple, aujourd’hui je commencerais par dire que je suis toscan, en soulignant d’ailleurs toscan de Pise et non pas de Florence. Je dirais ensuite que je suis italien, mais j’ajouterais aussi que je suis européen car je me sens européen. Cela fait déjà quatre identités géographiques qui sont toutes les quatre très importantes. L’identité nationale ne peut (plus) être considérée comme la seule qui compte.

Cela étant, l’Europe, avec ce partage d’identités, nous donne la possibilité de faire cohabiter des identités différentes. Par ailleurs, le partage de décisions qu’on a en Europe est un pouvoir partagé collectif. Madame Mignon, hier, a parlé de partage. On peut parler de pouvoir partagé collectif, avec des décisions prises par des dizaines de leaders ensemble. Les membres de la Commission européenne, les membres du Conseil européen, les parlementaires européens, il s’agit d’une grande quantité de personnes, toutes légitimes et ayant des légitimités/légitimations différentes, qui ensemble prennent des décisions.

Évidemment la question clé est celle du veto. Pour que ce partage puisse fonctionner, il faut que ces personnes aient la possibilité de créer un consensus entre elles, mais il faut éviter qu’une seule personne ait le droit de mettre le véto et de tout bloquer. Dans ce cas, la machine s’arrêterait. Moi je suis parmi ceux qui pensent que le véto devrait être complètement éliminé. Nous avons présenté une proposition pour que l’on passe à un véto collectif, par exemple de trois pays. Ce serait déjà un grand changement parce que le véto individuel est toujours un chantage. En effet, je n’ai jamais vu quelqu’un mettre un veto pour une question d’intérêt général. On met le véto parce qu’on veut obtenir autre chose, dans le cadre d’une négociation. Par exemple, en 2020 lors de la révolution en Biélorussie, l’Europe ne pouvait que mettre des sanctions, mais elle ne pouvait pas le faire car Chypre bloquait avec son droit de véto. L’objectif de ce pays était en effet de montrer qu’il pouvait tout bloquer et de tirer profit de cette situation pour obtenir que l’Europe adopte des sanctions aussi contre la Turquie. Il est évident que Chypre avait bien raison à exiger des réactions contre la Turquie, mais force est de constater que ces dernières n’avaient aucun lien avec l’affaire biélorusse et que l’usage du véto dans de telles circonstances et avec de telles présupposées ne pouvait qu’affaiblir l’Union européenne. Je crains par ailleurs que ce genre de fonctionnement typique de l’Europe ait permis à Poutine de ne pas prendre au sérieux les européens et leur possibilité/capacité de réagir et de considérer donc qu’il pouvait tranquillement envahir l’Ukraine. Voilà à mon sens le rôle que le véto peut jouer dans le cadre des relations extérieures.

Mon troisième et dernier point : l’Europe doit être en mesure de gérer les nouvelles attentes de souveraineté ainsi qu’une souveraineté partagée.

Le risque est que l’Europe continue à être ce que les anglais appellent «policies without politics ». La recherche d’un rééquilibrage est essentielle.

Heureusement, le next génération EU a donné par exemple la priorité vers deux questions qui sont essentielles pour l’avenir : transition digitale et transition écologique. C’est la façon d’obliger chacun d’entre nous à faire en sorte que tous les choix que l’on fait vont dans cette direction. C’est le futur, c’est pour nos enfants. Indépendamment des contenus des campagnes électorales, il a été fait état que ces deux questions sont essentielles pour le futur. Heureusement qu’on a l’Europe, mais il faut mettre un peu de politique au niveau européen. L’année prochaine sera une année cruciale car trois élections majeures auront lieu : l’Europe, les Etats-Unis et le Royaume Uni. Or, le soir des élections, aux Etats Unis et au Royaume Uni on focalisera le débat dans le monde entier sur qui sera le Président américain et qui sera le premier ministre anglais. Pour les élections européennes, le débat ne se focalisera pas sur les personnes pour lesquelles on a pu voter ou ne pas voter : cela empêche qu’un lien soit créé entre électeurs et élus. Je plaide donc pour un système qui puisse donner à chacun d’entre nous, électeurs, la possibilité de savoir que si l’on vote pour un parti X en France, cela aidera le candidat de ce parti à devenir président de la Commission européenne parce que c’est le candidat du parti européen à devenir président de cette dernière. En absence de ce lien, le système ne sortira pas de la boule bruxelloise et la politique européenne restera fragile. Un système qui ne permet pas à l’électeur, au moment de l’élection européenne, de donner une direction vers le choix du Président de la Commission présente le risque que lors des élections européennes les seuls débats qui auront lieu seront, comme toujours, des débats nationaux : est-ce que Macron a perdu ou gagné ? Je plaide pour que tout ça aille dans la bonne direction et je le dis surtout parce qu’aujourd’hui l’Europe n’est pas seulement l’Europe des fonds et des pays fondateurs, aujourd’hui l’Europe et aussi l’Europe des nouveaux pays. Il suffit de considérer la centralité géopolitique de la Pologne et des pays baltes par exemple ; il faut considérer que l’Ukraine aussi un jour va entrer dans l’Union européenne. Il s’agit donc d’une nouvelle Europe qui a besoin de politique et qui a besoin de faire en sorte que les électeurs soient au centre des choix qui la concerne. Merci.

François-Xavier Bellamy, Député européen et Vice-Président exécutif des Républicains (LR)

Il est très beau aussi que ce colloque soit l’occasion de vivre l’expérience de plus en plus rare – presque miraculeuse aujourd’hui – du désaccord passionné
et enthousiaste. Tout a commencé par le fait que Denys de Béchillon, que je ne connaissais pas, a publié une chronique dans l’Express sur le sujet qui nous
réunit aujourd’hui, avec laquelle j’étais en profond désaccord. Je lui ai écrit pour le lui témoigner ; en retour il m’a invité à venir ici, et je crois que c’est très
important, parce que l’on vit dans un moment où, Enrico Letta le disait, la polarisation devient la grande tragédie contemporaine au point qu’elle
empêche la conversation. La vie démocratique devrait commencer par la jubilation du désaccord : le fait que quelqu’un ne pense pas comme moi est nécessairement une occasion d’essayer de comprendre par où je me suis trompé, ou par où je peux l’aider à mieux considérer le réel. Ce qui est au coeur
de la pratique philosophique devrait être aussi le principe de la vie civique, et malheureusement nous avons vu hier à quel point cette expérience devient
difficile. Je voulais dire à quel point je suis plein de gratitude pour ce moment que vous nous offrez.

Pour tenter de reprendre le sujet européen, je voudrais partir de mon expérience, sans revenir sur les mésententes anciennes qui restent aujourd’hui
dans le débat – je pense par exemple à 2005-2007 qui reste au cœur d’une forme d’incompréhension démocratique, qu’il faudra affronter un jour de
manière un peu explicite.

Revenons sur l’évolution de la pratique européenne telle que je la perçois depuis quatre ans, depuis 2019. Je ne suis pas, contrairement à ceux qui m’ont
précédé à cette tribune, un grand expert du droit, mais je voudrais très humblement partager mon sentiment : je crois qu’aujourd’hui, ce que nous
vivons au plan européen est une forme d’étonnant glissement dans la pratique institutionnelle, qui n’a pas tant à voir avec le fait qu’il y aurait d’un côté la
politique et de l’autre le droit, ou une opposition entre le peuple et le droit, mais d’une certaine manière quelque chose qui oppose le droit au droit ou les
institutions au droit, et de manière un peu provocatrice je dirais que les ruptures à l’état de droit ne sont pas toujours où on les voit. Elles existent où on
les voit, mais pas seulement là.

Depuis que je suis entré dans cette expérience européenne, je constate dans les faits une extension des compétences exercées par l’Union européenne bien au-delà de ce que prévoient les traités, notamment une extension des compétences de la Commission européenne. Cela pose d’ailleurs un problème démocratique d’autant plus complexe à gérer que la Commission, Enrico Letta le rappelait, est d’une certaine manière l’institution la moins personnifiée pour les citoyens, celle qui est la moins reliée à la légitimité démocratique. Elle a une légitime démocratique puisque les commissaires européens sont nommés conformément aux traités par les gouvernements de leurs États respectifs, mais nous voyons bien, et c’est peut-être un peu l’impasse du traité Lisbonne, que nous sommes restés au milieu du gué, que nous n’avons pas réellement construit un gouvernement européen. La Commission est restée une sorte de double du Conseil, et le principe du Spitzenkandidat avait pour but de remédier à cette déliaison entre la démocratie de l’élection européenne et la constitution de la Commission, en faisant qu’au moins le président de la Commission soit le reflet, le résultat, l’expression du suffrage des citoyens européens. Pour moi, c’est un très grand regret que ce principe du Spitzenkandidat, auquel nous n’avons toujours pas trouvé de traduction française, qui n’était pas dans les traités mais qui était de convention, ait été d’une certaine manière désactivé par l’opposition de deux chefs d’État et de gouvernement européens – Emmanuel Macron et Victor Orban – en 2019, qui ont décidé qu’ils ne se laisseraient pas imposer par l’élection européenne le Président – et en l’occurrence la Présidente – de la Commission.

C’était d’une certaine manière une forme de de volonté, parce que de fait il n’y avait pas d’évolution politique majeure : nous avons remplacé un candidat allemand de la CSU par une présidente allemande de la CDU, donc il ne s’agissait pas d’un renversement politique, il s’agissait plutôt d’une contestation institutionnelle par le Conseil qui ne voulait pas se voir retirer le privilège de nommer le Président ou la Présidente de la Commission européenne ; mais cela a contribué, je crois, à rendre le problème démocratique créé par la situation actuelle plus grand.

Il y a donc une extension des compétences de l’Union européenne et de la Commission européenne : je voudrais prendre trois exemples très rapides pourque ce soit concret. Je ne parle pas des cas que l’on évoque très souvent, nous pourrions revenir sur la CEDH et la CJUE, parce que vous savez que la CEDH en particulier n’est pas liée à l’Union européenne, mais concentrons-nous sur la pratique de l’Union européenne.

En matière par exemple de politique énergétique, les États membres sont, d’après les traités, souverains quant à leur mix énergétique. Mais en réalité, nous voyons que depuis le début du mandat la Commission européenne a fini par entrer dans cette compétence avec des moyens détournés. Je pense par exemple à la taxonomie européenne sur les énergies vertes : qu’il faille décarboner, qu’il faille aller vers plus d’écologie est une nécessité absolue et nous en convenons tous ; mais la Commission européenne établit un règlement financier en utilisant son pouvoir de régulation sur les marchés financiers, pour décider de quelles énergies sont vertes et quelles énergies ne le sont pas, et incidemment elle considère que l’énergie nucléaire n’est pas une énergie verte, asséchant par-là potentiellement des milliers de milliards d’euros dans les décennies qui viennent vers une filière qui, dans ce sujet industriel, a des besoins d’investissement qui sont majeurs.

Evidemment, c’est un règlement financier, donc la Commission a beau jeu de dire “je suis dans mon rôle” ; mais en réalité elle prive les États membres d’exercer leurs compétences légitimes. Et il leur a fallu batailler avec beaucoup d’énergie pendant deux ans et demi pour obtenir que le nucléaire, dans des conditions extrêmement restrictives, fasse partie de la taxonomie verte, quand le gaz, lui, y était inclus. Cela est indépendant du contenu, d’une certaine manière, car si nous n’avions mis que le nucléaire dedans, cela m’aurait gêné tout autant du point de vue du principe. Aujourd’hui nous avons le même débat qui s’engage. C’était la semaine dernière au Conseil, et maintenant au Parlement européen, sur la réforme du marché de l’électricité. Nous voyons là encore, sous la pression de certains États membres, des voix qui s’élèvent au Conseil pour dire qu’il ne faut pas que les actifs existants (en l’occurrence les centrales existantes, les barrages hydroélectriques) puissent faire l’objet de contrats de long terme ; c’est une manière de priver les Etats dans lesquels ces choix industriels ont été faits de tirer des bénéfices économiques de leurs options industrielles.

Deuxième exemple : la question de la politique familiale. Là aussi, la politique familiale n’est en rien une compétence de l’Union européenne : elle appartient aux États membres. Mais la Commission européenne travaille sur un projet de règlement qui s’appelle “Certificat européen de parentalité”, en partant du principe qu’elle a une compétence sur le sujet des transports. Parce qu’il y a un sujet de transport, si vous êtes reconnu comme parent dans un État membre, vous devez être reconnu comme parent dans tous les États membres. Cela fait que le premier État membre qui, par exemple, donne une légalité à la gestation pour autrui, implique que tous les autres États membres de l’Union européenne vont devoir la reconnaître.

Là encore, le sujet n’est pas le contenu : on peut tout à fait défendre la gestation pour autrui, il n’y a aucun problème avec cela, c’est un débat parfaitement légitime. Mais le sujet est que ce n’est pas une compétence européenne. Je vois des collègues d’Europe centrale et orientale qui reviennent dans leur pays, pas seulement en Pologne ou Hongrie, mais en Roumanie, en Slovaquie, en Slovénie, dans les Pays baltes, et les citoyens leur demandent “qu’est-ce que c’est que cette Union européenne qui voudrait nous dire comment nous définissons une famille ?”. Ce n’est pas son rôle, ce ne sont pas ses compétences ; et pourtant ces pays ne sont pas eurosceptiques ou anti-européens, et les collègues que je croise ne le sont pas plus ,évidemment, mais il se trouve qu’il y a un sujet démocratique.

Le dernier exemple qui me paraît une grande actualité en France est celui que vous avez cité, Monsieur le Ministre, celui de NextGenerationEU, le grand emprunt européen. Le Covid arrive, immense crise économique pour tous nos pays, mais en particulier pour des pays qui sont déjà fortement endettés. Et là-dessus se greffe cette décision qui a beaucoup inquiété, même si elle a été très peu discutée en France : la décision de la Cour constitutionnelle allemande, qui remettait en cause le mandat de la Banque centrale européenne, et la manière dont elle l’exerçait avec les politiques monétaires non conventionnelles qu’elle pratique depuis 2008.

C’était un coup de tonnerre très inquiétant, parce que cela donnait le sentiment que l’Allemagne pouvait d’une certaine manière se retirer du jeu, fragiliser ces politiques monétaires qui permettent de stabiliser aujourd’hui la zone euro. Et c’est dans ce contexte là que la chancelière Merkel a accepté la proposition, poussée depuis le début de son quinquennat par le président Macron, d’un grand emprunt européen, d’une dette commune. C’était une très grande victoire diplomatique pour le Président de la République, mais elle était lourde de beaucoup d’implicite, qui la rendait potentiellement chargée de malentendus. Le premier, c’est que nous nous sommes mis d’accord sur le fait de lever un emprunt, mais pas sur les moyens de le rembourser, donc maintenant nous sommes tous comme des lapins devant les phares d’une voiture en train de regarder les taux d’intérêt monter, la charge de la dette augmenter, et personne n’a la moindre idée de la manière dont nous allons nous sortir de la question de la charge de cet emprunt. On parle de nouvelles ressources propres : c’est évidemment de la fiscalité.

On parle de nouvelles ressources propres : c’est évidemment de la fiscalité. Certains éléments de cette fiscalité sont très bons, et pour ma part je les défends, je les ai défendus et j’ai contribué à leur adoption, comme la taxe carbone à l’entrée du marché unique ; mais il y a d’autres éléments de fiscalité qui peuvent être plus problématiques, et surtout, à la fin, nous n’arriverons pas avec ces ressources propres à affronter la charge de cette dette.

L’autre sujet est que cette dette n’était en rien prévue dans les Traités européens, c’est une invention complète. Il y avait, dans les Traités européens, la mention d’une capacité d’endettement très ponctuelle et très mineure, qui a déjà été utilisé d’ailleurs par exemple après le tremblement de terre de l’Aquila pour venir au secours des communes italiennes touchées ; mais le fait que nous allions lancer un grand emprunt massif de plusieurs centaines de milliards d’euros en commun, tout le monde le reconnaît aujourd’hui dans le débat, n’était pas inclus dans les perspectives ouvertes par les Traités. De fait, cela ne s’est pas fait sans contrepartie, c’est d’ailleurs tout à fait normal ; nos amis Allemands, Nordiques, Autrichiens que nous appelons les radins et qui s’appellent eux-même les frugaux, n’avaient aucune espèce d’intention d’aller garantir par leur signature et contribuer au financement d’une dette qui aurait pour finalité de maintenir des systèmes sociaux, par exemple structurellement déficitaires comme celui de la France ; c’est dans ce contexte là que la France c’est engagée de manière écrite, noir sur blanc, à effectuer une réforme des retraites. C’est dans ce contexte-là que le Président de la République a pris cet engagement, alors que la réforme des retraites. C’est dans ce contexte-là que le Président de la République a pris cet engagement, alors que la réforme des retraites qu’il vient de mener ne correspondait pas à celle qu’il disait souhaiter pour le pays, et qu’il avait défendu pendant son premier quinquennat.

Qui ne voit qu’il y a là une clé du malaise démocratique que nous connaissons aujourd’hui ? Moi je crois qu’il faut faire une réforme des retraites. J’ai défendu celle qui a été faite par le Président de la République et son gouvernement, parce que je pense qu’elle est nécessaire à la France. Mais je crois aussi qu’il y a un vrai problème, quand les citoyens ont le sentiment que la réforme n’est pas faite par des dirigeants politiques qui s’expriment en rapportant à leur peuple, mais faite au contraire par l’injonction d’une institution européenne qui n’a pas, d’après les Traités, de compétence pour contrôler les budgets de nos État smembres, ni la manière dont ils les exercent.

Nous sommes ici au cœur de la doctrine Monnet, qui a trouvé sa réactualisation : dans son journal qui vient d’être réédité, et c’est une lecture passionnante, on voit comment Jean Monnet avait une conscience très vive que les crises étaient le moment de développement, de déploiement de l’Union européenne ; il a cette formule selon laquelle l’Europe ne sera que la solution multiple des crises qu’elle traversera ; et d’une certaine manière on a vu le Covid devenir une occasion d’intégrer plus encore l’Union européenne. C’est un projet qui n’est pas illégitime par principe évidemment, mais à condition, me semble-t-il, qu’il soit ratifié par les démocraties qui constituent l’Europe ; non pas qu’il soit mené de manière purement technique dans des choix qui se font non seulement contre ou sans la ratification des citoyens, mais contre l’état du droit. Et c’est ça qui me paraît très intéressant ;aujourd’hui on a le sentiment, encore une fois, que le droit est prisonnier de ce projet politique – et encore une fois, les violations de l’état de droit ne sont pas toujours où on le croit.

Je voudrais m’arrêter un très court instant sur la question de l’état de droit : le Parlement européen, à ma grande stupéfaction quand j’y suis arrivé, vote continuellement des résolutions, des rapports, des textes qui sont très éloignés des compétences de l’Union européenne et de ses propres responsabilités comme institution législative ou co-légisateur de l’Union. Après la première année de mandat, nous nous sommes retrouvés plongés dans le premier confinement, et nous avons eu un peu de temps libre d’un seul coup parce que nous étions tous piégés dans le distanciel. Avec mon équipe, nous avons fait un inventaire de tous les votes que nous avions effectués depuis le début de notre législature ; nous avions un an d’expérience derrière nous. Nous avons rapporté les votes aux compétences de l’Union européenne : est-ce que ces votes étaient à l’intérieur des compétences propres de l’Union européenne, est-ce qu’elles étaient liées à des compétences d’appui, ou est-ce qu’elles étaient totalement en dehors des compétences de l’Union ? À la fin, 52% des votes étaient totalement extérieurs à des compétences de l’Union européenne. Nous parlons de tout, nous votons sur tout, aussi bien sur des débats politiques nationaux, des comportements politiques nationaux, et tout cela contribue, je crois, à faire monter d’une certaine manière la querelle faite à l’Union européenne de se mêler de ce qui ne la concerne pas. Wanda Mastor parlait du débat sur l’IVG aux États-Unis ; dans l’Union européenne c’est une question qui revient très souvent : nous avons voté sur des résolutions à ce sujet, et d’ailleurs le président de la République lui-même au début de son mandat à la présidence du Conseil de l’Union européenne avait dit qu’il fallait inscrire l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux. Se prononcer continuellement sur cette question comme le fait le Parlement européen, et sur les législations nationales en la matière, est quelque chose qui ne relève pas de ses compétences, et qui alimente les discours eurosceptiques dans beaucoup d’États membres, où on ne comprend pas que le Parlement européen puisse se prononcer sur les politiques nationales, qui appartiennent théoriquement à la compétence des démocraties qui constituent l’Union.

Et encore, je ne parle pas du contenu : on peut être pour, contre, on peut discuter du contenu autant qu’on veut ; mais nous avons voté par exemple au Parlement européen un rapport qui dit que les hommes peuvent également faire l’expérience de la grossesse : outre que cette expression me semble discutable, ça ne relève pas du tout des compétences de l’Union européenne, et je ne vois pas où est la valeur ajoutée européenne. Ça ne produit aucun effet juridique dans les faits, même si tout cela constitue un peu de soft law qui peut être instrumentalisé ensuite de manière utile.

Idem sur les questions d’état de droit : nous nous prononçons en permanence sur les dérives faites contre l’état de droit dans certains États membres de l’Union européenne, je pense évidemment à la Hongrie ou à la Pologne, pays sur lesquels nous avons voté littéralement des dizaines de résolutions depuis le début du mandat ; je suis effectivement inquiet de ce qui se passe dans des pays de l’Union européenne, je pense en particulier à la situation en Pologne aujourd’hui où une loi a été votée pour fragiliser les chances du candidat principal de l’opposition qui se trouvait être de notre groupe politique, la loi dite “anti-Tusk” ; nous avons là vraiment un problème majeur d’état de droit.

En réalité il y a des problèmes d’état de droit dans beaucoup de pays européens, et on ne s’inquiète jamais par exemple de ce qui se passe aujourd’hui du point de vue de l’état de droit en Espagne, où le système judiciaire est en état de très grande tension, et c’est un point qui n’a jamais été traité. La question des nominations au CGPJ reste un sujet brûlant. Et puis à Malte par exemple, une journaliste a été assassinée, je ne crois pas que Malte et les gouvernements Muscat, Abela soient indemnes de toutes questions d’état de droit ; ou bien en République tchèque avec Monsieur Babis, bref il y aurait des questions d’état de droit à poser un peu partout, et c’est toujours au même endroit qu’on appuie le curseur, parce que pour le coup il y a là un différend idéologique absolument évident.

Pour terminer je dirais que le sujet n’est pourtant pas d’aller chercher querelle à l’Union européenne, et de manière paradoxale je crois que ce serait faire un très mauvais procès à l’Union européenne que de considérer qu’aujourd’hui nous perdons le contrôle à cause d’elle. Que les États membres sont en train de se faire déposséder de leur pouvoir par l’Union européenne me paraît une analyse complètement fausse, parce que tout ce que je viens de décrire se produit à la demande des États membres. Je crois qu’il y a un vrai problème démocratique dans le fait que la Commission européenne, que l’Union européenne exercent des compétences qui ne sont pas prévues d’après les Traités, mais tout ceci se fait parce que les États membres le souhaitent, le demandent, le bénissent, et c’est là que se trouve la question fondamentale, me semble-t-il.

Reprenons d’ailleurs l’exemple très intéressant que le général Lecointre évoquait hier, l’exemple de la DETT (la directive européenne sur le temps de travail). C’est un exemple très révélateur : cette directive fixe des limites horaires de temps de travail, qui perturbent de façon extrêmement grave notre modèle d’armée par exemple, qui est fondé sur la nécessaire permanence opérationnelle, mais aussi notre modèle de sécurité civile, c’est d’ailleurs le cas le plus brûlant parce que la première décision rendue par des juges européens sur le sujet a été pour condamner la Belgique, dans le cadre de la décision Matzak. Un sapeur-pompier belge a fait condamner son État parce qu’il avait fait compter ses périodes d’astreinte comme des périodes de travail, donc il arrivait qu’il travaillait beaucoup trop au sens de la DETT. Et tout le monde hurle, y compris en France ; je me souviens d’une tribune du Premier ministre Édouard Philippe qui avait quitté ses fonctions à l’époque, qui avait publié un texte extrêmement virulent contre l’Union européenne, en demandant “d’où l’Union européenne vient-elle remettre en cause notre modèle de défense ?” Et ceci nourrit un discours dans toutes les forces politiques, y compris la mienne parfois, je le regrette, qui attaque avec virulence la Commission européenne, l’Union européenne, les juges européens, la CJUE… qui viendraient nous déposséder de notre souveraineté et de notre sécurité nationale.

Mais la vérité c’est que tout cela est accueilli avec beaucoup d’ironie à Bruxelles, puisque la DETT a été une demande de très longue date du gouvernement français, qui a exigé pendant des années qu’une directive sur le temps de travail permette de lutter contre le dumping social, et permettre de faire en sorte que nous qui sommes au 35 heures ayons à faire face à une concurrence moins rude, notamment de la part des pays d’Europe centrale.

La France aurait très bien pu, dans le cadre de la négociation, exiger, demander, négocier que des exceptions soient prévues pour nos forces de sécurité civile ou pour nos forces armées. Donc nous nous retrouvons aujourd’hui dans la même situation que pour la taxonomie : je vois des Français, des journalistes et des médias français dire : “c’est l’Union européenne qui détruit notre nucléaire”.

Mais je crois qu’on n’aurait pas aujourd’hui cette configuration sur la taxonomie si, pardonnez-moi de le dire avec le sourire, le Président de la République n’avait pas eu dans son premier quinquennat trois ministres de l’énergie anti-nucléaire. Donc c’est toujours par les États membres, et par la manière dont les États membres discutent et négocient, Enrico Letta le disait très bien, que se produit à la fin le grand emprunt. C’est exactement la même chose, c’est évidemment les États membres qui l’ont souhaité même s’il n’était pas à mon sens nécessaire. Je crois que le sujet est d’abord là : il n’est pas dans les blocages créés par les États membres, qu’il faudrait surmonter par l’action de la Commission – pour ma part d’ailleurs nous pourrions reparler de la question du veto, mais je ne crois pas que le veto soit aujourd’hui le sujet des blocages européens ; je crois que le sujet vient d’abord de ce qu’au fond nous nous plaignons après nous être nous-mêmes dépossédés des pouvoirs exercés par d’autres, que nous avons pourtant souhaité transférer, et que d’une certaine manière nous avons souhaité ne plus exercer nous-mêmes.

Et je crois que c’est quelque chose qui porte au-delà de l’Europe une leçon plus générale : la politique n’est jamais faible que de son propre vide. C’est d’ailleurs ce qui provoque cette polarisation actuelle : la faiblesse de la politique et non sa force – je partage complètement le sentiment d’Enrico Letta sur ce sujet. Lorsque le politique prétend expliquer qu’il n’a pas pu faire ce qu’il voulait parce qu’il a été empêché, que ce soit par l’Union européenne, ce qui est notre sujet du moment ou bien par son administration, comme le disait Emmanuelle Mignon, ou bien par les juges, en réalité quand le politique prétend s’excuser, je crois qu’il s’accuse, parce qu’il dit substantiellement qu’il n’a pas su lui-même rendre effective la vision qu’il prétendait partager avec les citoyens qui lui avaient fait confiance.

Anne-Marie Le Pourhiet, Professeure émérite à l’Université de Rennes, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica

Je dois d’abord exprimer une certaine perplexité devant les termes, la présentation et les intitulés du colloque, qui me paraissent approximatifs et
flous. Je ne comprends pas, en particulier, l’expression « La politique contre le droit », d’autant qu’elle est rapprochée de l’Europe d’une part et des juges
d’autre part, sans précision sur les liens exacts de ce binôme.

Il me semble que lorsque depuis deux siècles, la Déclaration de 1789 à laquelle nous sommes censés reconnaître une valeur juridique depuis 1971, nous dit
que « la loi est l’expression de la volonté générale » et que « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa
formation », que la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 enjoint aux rédacteurs de la future Constitution de poser comme premier principe que « seul le suffrage universel est la source du pouvoir » et que « c’est du suffrage universel ou des instances élues par lui que dérivent les pouvoirs législatif et exécutif », et qu’en
conséquence l’article 3 de la Constitution dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum », toute notre histoire constitutionnelle fait du pouvoir politique l’unique source du droit, et cela ne date pas de la Révolution et de la démocratie. Lorsque Louis XIII, dans l’édit de Saint-Germain-en-Laye de 1641, remet vertement les cours à leur place et que Louis XIV, dans son ordonnance civile de 1667, oblige les parlements à demander au Roi quelle est son « intention » lorsque qu’elle ne ressort pas clairement du texte législatif qu’ils doivent appliquer, ils anticipent la loi des 16 et 24 août 1790 et son fameux « référé législatif » interdisant au juge de substituer son appréciation à celle du souverain politique. Montesquieu, lui-même, magistrat et théoricien de la séparation des pouvoirs, affirmait cependant que les juges devaient être les simples « bouches de la loi » et que la puissance de juger devait rester « nulle ». C’est la raison pour laquelle notre Constitution mentionne encore une « autorité » et non pas un « pouvoir » judiciaire.

Tous ces textes juridiques précités, qui sont du droit constitutionnel au sommet de la hiérarchie des normes, nous disent que le droit doit être fait par
le corps politique, qui en est la source. Opposer la politique et le droit est donc absurde et contraire à la Constitution, donc contraire à l’État de droit. Il n’y a pas, chez nous, de « droit naturel » surplombant le constituant, pas plus qu’un « droit » abstrait a-politique et sorti de nulle part qui se reproduirait tout seul, hors de toute source étatique et donc démocratique, par une sorte d’autopoïèse normative[1]. Nous n’avons pas constitutionnellement de « droit sans l’État » hors du politique[2].

Cette présentation semble en réalité vouloir opposer la « loi » démocratique issue du suffrage universel et un « droit » jurisprudentiel ou expert de nature oligarchique, comme le font aussi certains ouvrages apologétiques intitulés « La politique saisie par le droit » ou « Le droit contre les démons de la politique» proposant en couverture le tableau de Carpaccio représentant Saint-Georges terrassant le dragon[3]. Il y aurait donc un saint droit fait par les juges qui devrait vaincre le diable politique des élus de la Nation. Tel est désormais l’image pieuse offerte aux communiants.

Ceci précisé, il m’est demandé de traiter de la « défiance justifiée » (I) à l’égard de l’Europe et de la volonté corollaire souvent exprimée de faire « reprendre le contrôle » par le pouvoir constituant national et démocratique (II).

Une défiance méritée

Le terme « défiance », au sens d’absence de confiance, convient effectivement assez bien pour décrire de façon synthétique les multiples critiques méritées qui peuvent et doivent être faites au fonctionnement de l’Union européenne et à ses institutions et que l’on ne peut réduire stupidement à un déplorable « repli sur soi » ou à une europhobie atrabilaire. Ramener les observations critiques des institutions et du droit européens et les revendications légitimes en faveur d’un plus grand respect de l’autonomie, de la démocratie et des identités des États à une exigence de « Frexit » est une caricature malhonnête, mais le manichéisme est malheureusement très répandu aussi chez les eurolâtres.

La critique du système européen est fondée sur des constats politico-juridiques tout à fait objectifs et rationnels, dénoncés depuis longtemps sous l’appellation globale de « déficit démocratique », qui ont été notamment et brillamment mis en lumière par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et qui pourraient se résumer dans l’idée générale d’ultra vires : l’Union (pour ne pas mentionner le Conseil de l’Europe et sa CEDH) excède en permanence ses pouvoirs par une interprétation téléologique sans limites de ses compétences qui nous a déjà largement fait dépasser les rives du fédéralisme vers un impérialisme unitaire autoritaire et tentaculaire, qui a cette particularité perverse de donner aux États des leçons de principe qu’elle ne s’applique pas à elle-même. La menace de Mme Von der Leyen, la veille des élections italiennes, « Nous avons les outils » … évoque davantage un char soviétique qu’une boussole libérale.

Comme l’a justement souligné le juge de Karlsruhe, l’interprétation systématiquement extensive et abusive des compétences et des actions de l’Union « crée un glissement structurellement significatif aux dépens des États-membres et une érosion continuelle qui n’est plus politiquement maîtrisable par eux ».

C’est tout le mérite de cette juridiction d’avoir rappelé une évidence et réalisé la synthèse des deux notions de démocratie et d’État de droit en affirmant que la norme la plus élevée d’un État de droit démocratique est celle qui consacre le droit fondamental des citoyens à l’autodétermination politique puisqu’il s’agit précisément de désigner la source même du pouvoir de l’État. Le principe démocratique est ainsi celui qui se trouve au sommet de la pyramide des normes et qui fournit le principe de validité des normes inférieures que sont les lois, y compris celles qui autorisent la ratification des traités. La démocratie est une norme d’habilitation, assurément, pour nous, la grundnorm de Kelsen.

Or, c’est précisément une déformation et une perversion de la notion d’État de droit et de son rapport à la démocratie que l’on observe actuellement dans les institutions européennes. L’État de droit y est psalmodié sur un mode fétichiste moralisateur et menaçant à la façon de Savonarole brandissant son crucifix, cet usage répressif n’étant plus au service de la démocratie mais tendant au contraire clairement à s’y opposer, à la contrarier.

Le phénomène n’est pas récent et l’on peut même constater qu’il est sans doute dans les « gènes » d’une construction européenne qui, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, a été portée par l’idée que c’étaient les nations et le modèle westphalien qui étaient responsables de la guerre et qu’il fallait donc domestiquer les peuples dans une structure post-nationale et post-démocratique. Dès la création du Conseil de l’Europe et la mise en place de la Cour européenne des droits de l’homme, l’on a bien vu qu’il allait s’agir de forcer « la démocratie par le droit » plutôt que de faire « le droit par la démocratie ». L’intitulé de la commission de Venise résume parfaitement cette idée.

Sur pression de la commission et des groupes d’intérêts qui l’investissent, la Cour de justice de l’Union a d’abord développé de façon empirique des
« principes » qui n’étaient nullement inscrits dans les traités mais dont toute la logique consiste à confisquer le pouvoir démocratique des États au profit de la technostructure en renversant tout simplement la hiérarchie des normes. Puis l’État de droit, consacré à l’article 2 du TUE, a fini par servir de notion-balai pour briser toutes les tentatives de défense des compétences étatiques.

Dès les débuts de la construction européenne la Cour de justice s’est attachée à donner effet à la doctrine « Monnet » d’établissement d’une fédéralisation progressive par étapes successives à effet-cliquet.

C’est la Cour de justice elle-même qui pose, dans son arrêt Costa c/Enel de1964, le principe de primauté du droit européen sur le droit national qu’elle fabrique par pure interprétation alors qu’il n’est nullement écrit dans le traité et donc pas ratifié par les États[4]. Elle réitère en décembre 1970 dans l’arrêt Internationale Handellsgesellschaft, en confirmant explicitement cette primauté sur les constitutions mêmes des États [5] et confirme tout cela de façon particulièrement péremptoire et brutale dans l’arrêt Simmenthal du 20juin 1978[6].

Il en résulte donc que, pour la Cour, et contrairement ce qu’affirment la plupart des juridictions nationales, le droit européen est supérieur à l’ensemble du droit interne, y compris constitutionnel. Il y a donc d’emblée deux conceptions antinomiques de la hiérarchie des normes puisque les ordres juridiques nationaux placent leur constitution au sommet tandis que la cour de justice met le droit européen au-dessus.

Le traité « établissant une Constitution pour l’Europe » avait intégré cette primauté du droit européen dans son article I-6 : « la Constitution et le droit adopté par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit de Etats-membres ». Le rejet de ce traité par le référendum français de 2005 a conduit les négociateurs du traité de Lisbonne à camoufler malhonnêtement dans des déclarations annexes tous les aspects fédéraux refusés par le peuple français. C’est donc dans une déclaration n° 17 relative à la primauté qu’il a simplement été indiqué que « la Conférence rappelle que, selon une jurisprudence constante de la Cour, les traités et le droit adopté par l’Union sur leur base priment le droit des États-membres ».

C’est cette tentative de renversement de l’État de droit tel qu’il est conçu par la loi fondamentale allemande, que la Cour de Karlsruhe a clairement refusée dans sa décision de 2009 sur le traité de Lisbonne au nom du principe supérieur et indérogeable de la souveraineté du peuple allemand qui doit, en vertu des articles 79 et 23 de la Loi fondamentale, conserver son droit à l’autodétermination démocratique et ne peut donc abdiquer sans contrôle à un simple « groupement d’États » les éléments essentiels de son identité constitutionnelle[7].

Elle affirme notamment au point 332 de sa décision : « Étant donné qu’est maintenu le principe d’une primauté dont la source est l’habilitation par la Constitution, les valeurs codifiées par l’article 2 TUE Lisbonne, dont il n’est pas nécessaire de déterminer ici le caractère juridique, ne peuvent pas, en cas de conflit, réclamer de primauté par rapport à l’identité constitutionnelle des États-membres, garantie à l’article 4 alinéa 2 TUE Lisbonne et protégée par la Constitution (…) Les valeurs citées à l’article 2 TUE ne confèrent pas au groupement européen d’intégration la compétence de la compétence et, par conséquent, le principe d’attribution continue de s’appliquer à cet égard ».

En d’autres termes, l’interprétation que donnent les institutions européennes des valeurs de l’article 2 ne saurait prévaloir sur l’interprétation qui prévaut dans les États au regard de leur identité constitutionnelle. Le juge allemand rappelle inlassablement que ce sont les États-membres qui ont ratifié les traités et qu’ils en restent « les maîtres ».

Mais la primauté du droit européen n’est pas le seul « principe » inventé de toutes pièces par la Cour de l’Union pour imposer la fédéralisation, ou plus exactement, l’unitarisation de l’Union, il a progressivement été complété parles principes « d’autonomie », « d’effectivité », et surtout un inacceptable principe « d’application uniforme » du droit européen.

Et c’est évidemment la violation de tous ces principes inventés, surplombés par celui de primauté, que la Commission a reproché à l’Allemagne à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle du 5 mai 2020 privant d’application le programme d’achat d’actifs du secteur public (PSPP) validé par la Cour de justice[8]. Le juge allemand avait sévèrement critiqué les interprétations de la Cour de justice accusée d’ignorer le principe de proportionnalité, de statuer de façon incompréhensible et « objectivement arbitraire » et d’outrepasser ainsi le mandat qui lui est attribué par l’article 19 TUE.

La Commission a toutefois clos, en décembre 2021, la procédure ouverte contre la République fédérale au motif que le gouvernement allemand se serait
« engagé » à respecter désormais l’ensemble des principes jurisprudentiels ainsi que les valeurs énoncées à l’article 2 TUE « notamment l’État de droit ». Il est fort douteux que le gouvernement allemand ait pu s’engager à violer son propre État de droit, en se permettant d’adresser des injonctions à la Cour constitutionnelle, en ignorant ses décisions ou en modifiant sa composition ! En réalité, la Commission a reculé car il est évident que la Cour de justice européenne aurait été juge et partie dans l’affaire et, surtout, ne pouvait pas contester sérieusement l’argumentaire démocratiquement et juridiquement irréprochable des juges allemands.

Mais non contente de renverser la pyramide des normes à son profit, l’UE s’est aussi piquée d’engloutir à peu près n’importe quoi dans ce fameux « État de droit », discrètement apparu dans le traité d’Amsterdam, mais qui est devenu depuis l’auberge espagnole et le gri-gri fétiche de l’eurocratie.

Bruyamment encouragée par des eurodéputés militants, eux-mêmes cornaqués par des ONG et lobbies de toutes sortes, la Commission européenne s’est donc mise à bombarder de procédures en manquement fondées sur la violation de l’État de droit, certains pays d’Europe centrale dont les gouvernements conservateurs, reconduits par les électeurs, se montrent rétifs à la doxa anglo-saxonne de l’Open Society [9]. Face à l’inefficacité des procédures existantes la commission a même décidé, toujours sur pression du parlement européen, de frapper ces États « au portefeuille » en créant de toutes pièces un nouveau mécanisme de sanction financière reposant sur une conditionnalité dite « État de droit » et fondé sur une interprétation tirée parles cheveux de l’article 322 TFUE[10].

Le règlement commence donc par indiquer, dans son article 2, ce qu’il faut entendre par État de droit « aux fins du présent règlement » c’est à dire qu’il propose sa propre définition qui est un invraisemblable fourre-tout désarticulé et incompréhensible, aux antipodes de la notion formelle stricte forgée par la doctrine juridique allemande du XIXe siècle. Dans aucun État de droit véritable on n’admettrait jamais que des sanctions soient infligées sur la base d’incriminations aussi vagues, indéfinies et filandreuses. C’est la négation du principe de légalité. C’est d’ailleurs ce qu’ont à juste titre plaidé la Hongrie et la Pologne lorsqu’elles ont contesté ce règlement devant la Cour de justice de l’Union qui a évidemment balayé leurs arguments selon son parti-pris systématique en faveur de la Commission dans les procédures en manquement[11].

Mais la cerise sur le gâteau, est arrivée dans la énième décision du 5 juin 2023 relative aux juges polonais qui répond surtout ex-post à la cour de Karlsruhe dont elle prend l’exact contre-pied. Elle y affirme notamment que les valeurs de l’article 2 TUE relèvent de « l’identité même de l’Union » en tant qu’ordre juridique commun, concrétisées dans des principes juridiquement contraignants. Elle feint de concéder « une certaine marge d’appréciation » au constituant national pour assurer leur « mise en œuvre » mais affirme aussitôt que cette « obligation de résultat » ne peut varier d’un État membre à l’autre[12]. La Cour procède de façon totalitaire par auto-référence circulaire à sa propre jurisprudence depuis CostaC/ENEL jusqu’à la décision sur la conditionnalité État de droit. Le nouveau concept d’identité européenne discrétionnairement défini par la commission et la Cour prime sur les identités nationales telles qu’elles sont affirmées par les constitutions internes.

Dans les conclusions du Panel n°2 de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, après l’égalité des genres et le bien-être des animaux, l’axe 2 intitulé « Protéger la démocratie et l’État de droit » indique, dans le point 10 : « Nous recommandons que le règlement relatif à la conditionnalité soit modifié de manière à ce qu’il s’applique à toutes les violations de l’État de droit plutôt qu’aux seules violations ayant une incidence sur le budget de l’Union ». De fait, le projet de révision des traités de Guy Verhofstadt veut généraliser les pré-sanctions financières à tout risque de violation des « valeurs » de l’article 2, hors impact sur le budget de l’Union.

L’on comprend donc bien que toute entorse au droit européen devient une atteinte à l’État de droit et à l’identité de l’Union tels que les conçoivent la Commission et la Cour.

Un système impérialiste et centralisateur, une « maison de correction » s’est ainsi installée, piétinant absolument tous les principes qu’elle prétend imposer aux États : ni séparation des pouvoirs, ni démocratie, ni indépendance des juges, ignorance des principes d’attribution, de subsidiarité et de proportionnalité, mépris de l’article 4 du TUE imposant le respect des identités et des structures politiques et constitutionnelles nationales, ultra vires et conflits d’intérêts omniprésents. Tout est fait pour générer la défiance. On finit d’ailleurs par comprendre pourquoi l’Union tarde tant à adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme, un effet boomerang ne serait pas impossible.

Reprendre le contrôle…

Les propositions qui apparaissent ici ou là tendant notamment à réviser la Constitution pour écarter la primauté du droit européen, notamment lorsque sont en cause des intérêts nationaux fondamentaux, ont le mérite d’afficher une volonté politique mais sont généralement peu claires et mal rédigées risquant de provoquer des difficultés d’interprétation et d’application et donc, encore, de s’en remettre au pouvoir discrétionnaire des juridictions. Tel est notamment le cas de la proposition de loi constitutionnelle des députés LR « relative à la souveraineté de la France, à la nationalité, à l’immigration et à l’asile » déposée le 2 juin 2023, nouveau salmigondis qui interroge une fois de plus sur la compétence juridique des décideurs français comme européens.

Une solution plus « propre » et claire que cette bouillie, consistant à revenir tout simplement de façon explicite à l’interprétation de l’article 55 de la Constitution qui prévalait avant 1975 « lex posterior derogat priori » serait déjà plus sûre : la manifestation de volonté la plus récente du législateur national doit l’emporter dans un contentieux interne. On peut aussi imaginer introduire explicitement une possibilité de contrôle national du respect des traités et de la Constitution par le droit dérivé comme cela se fait à Karlsruhe sur le fondement de l’article 23 de la Loi fondamentale. Mais ceci ne règlerait évidemment rien sur le plan européen diplomatique puisque l’on se mettrait en contravention avec la primauté affirmée à Luxembourg. Sans doute la France n’est-elle pas un pays que l’on peut se permettre de traiter comme la Hongrie ou la Pologne et l’on a d’ailleurs vu comment la commission a finalement rétropédalé dans sa procédure en manquement contre l’Allemagne. Néanmoins lorsque les excès de pouvoir et les problèmes se posent au niveau supranational, c’est logiquement en amont qu’il faut changer les choses.

L’on peut sans doute prôner un usage beaucoup plus systématique du contrôle parlementaire national sur les projets d’actes européens et toute cette logorrhée normative envahissante qui fait fi des principes de répartition des compétences mais l’expérience montre leur inefficacité. Le Sénat vient encore récemment de voter une résolution contre un projet de règlement sur la filiation qui écarte les règles du droit international privé dans le cadre de la
« stratégie LGBT » de la Commission, mais seul le veto prévisible du groupe de Visegrad et peut-être même du gouvernement français pour l’aspect GPA, est susceptible d’empêcher ce nouvel ultra vires.

Reste l’option d’une renégociation, soit de l’ensemble des traités par tous, soit d’un compromis en forme de protocole spécifique pour la France comme l’ont déjà obtenu auparavant, le Royaume-Uni avant le Brexit, le Danemark, l’Irlande, et même le RU et la Pologne pour le cas particulier de la CEDF. Une politique de la « chaise vide » préalable pour accélérer les choses rappellerait opportunément la méthode gaullienne de « reprise du contrôle ».

La meilleure méthode serait assurément de combiner un bouclier constitutionnel bien rédigé et la négociation diplomatique parallèle.

Hans Kelsen qui inspira le contrôle de la constitutionnalité des lois en Europe, alertait cependant sur la rédaction des textes de référence. Il préconisait au constituant d’éviter une « phraséologie consistant à écrire des valeurs et des principes vagues tels que liberté, égalité, justice ou équité » qui conduiraient un tribunal constitutionnel à annuler une loi au motif qu’il la juge injuste et inopportune. Il prévenait avec prémonition qu’une telle puissance juridictionnelle devrait « être considérée comme simplement insupportable»[13].

C’est exactement à cela que nous sommes arrivés à force de rédiger des textes constitutionnels et conventionnels filandreux et tirés par les cheveux : à un insupportable système oligarchique. La question « Qui gardera les gardiens ? »n’est alors plus une boutade mais devient cruciale pour notre survie démocratique.

Le doyen Vedel, qui n’était pourtant pas un dangereux populiste, admettait qu’il appartient au souverain de convoquer un « lit de justice » pour briser les décisions des juges. Mais ce qui est cependant plus gênant, en France, c’est que l’on a, dans un passé récent, réuni le parlement pour contourner un verdict populaire qui refusait justement la « perte de contrôle ».

François Donnat, avocat associé Baker McKenzie, Expert du Club des juristes, ancien référendaire à la Cour de justice de l’Union européenne

“Reprendre le contrôle” a été non seulement le titre de nos tables rondes, mais aussi le leitmotiv de ces rencontres. Beaucoup ont évoqué la solution constitutionnelle comme étant celle qui permettrait cette reprise de contrôle au regard de l’Union européenne. En me concentrant sur cette dernière, il m’a
semblé intéressant de rappeler à cet égard un certain nombre d’éléments trop souvent oubliés dans ce débat récurrent sur la place respective des constitutions nationales et du droit de l’Union européenne.

A cet égard, je voudrais développer rapidement 3 idées avant d’essayer de conclure :

  • La première est que les traités de l’Union européenne imposent à celle-ci de respecter l’identité nationale des Etats membres dont fait partie leurs
    structures fondamentales constitutionnelles ;
  • La deuxième est que la Cour de justice n’a pas attendu l’inscription de ce principe dans les traités pour, implicitement, tenir compte dans sa
    jurisprudence de l’identité constitutionnelle des Etats membres ;
  • La troisième est que sa jurisprudence récente témoigne d’un réel souci de prise en compte de cette identité constitutionnelle.

Première idée : une notion défensive introduite dans les Traités

La première référence figure dans le traité de Maastricht en 1992. L’article F du traité sur l’Union européenne, alors applicable, stipulait que “L’Union respecte
l’identité nationale de ses Etats membres dont les systèmes de gouvernement sont basés sur les principes démocratiques”. On ne parle pas d’identité
constitutionnelle, mais d’identité “nationale”. Quoi qu’il en soit, l’idée est bien d’écrire noir sur blanc, au moment où les Etats membres dotent l’Union de nouvelles compétences qui s’éloignent du champ économique et se rapprochent des sujets régaliens, et au moment aussi où, après la chute du mur de Berlin, le modèle de l’Etat-nation retrouve tout son attrait, que l’Union doit respecter l’identité des Etats membres.

Avec le traité d’Amsterdam en 1997, la formule est amputée de la référence aux “principes démocratiques”, puisque l’article 6 du TUE se bornait à stipuler, dans sa rédaction alors applicable, que “L’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres”, sans que l’on soit bien en mesure de comprendre ce que, a contrario, signifie la disparition de la référence aux principes démocratiques.

C’est avec le traité de Lisbonne en 2007 que la rédaction actuelle est trouvée, qui stipule à l’article 4 §2 du Traité que “L’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles (…).”[14] Les textes ont donc sensiblement évolué dans le temps. Beaucoup de commentateurs, à l’époque, considéraient que ces clauses étaient purement politiques ou déclaratives, et n’avaient pas de grande portée juridique. Quoiqu’il en soit, l’intention des auteurs des traités était bien et restait de préserver une sorte de pré-carré que le droit de l’Union se doit de respecter. L’identité constitutionnelle, qui est une composante, selon la formule de l’article 4 §2, de l’identité nationale, fait partie de ce pré-carré.

C’est donc au niveau des traités que nous retrouvons cette idée, qui était auparavant surtout articulée comme un moyen en défense par les Etats membres devant la Cour de justice, et dont la jurisprudence de cette dernière tenait déjà, en réalité, implicitement compte.

Deuxième idée : l’identité constitutionnelle des Etats membres est une notion qui était déjà présente implicitement dans la jurisprudence de la Cour

Si l’on analyse précisément la jurisprudence de la Cour, celle-ci n’a en effet pas attendu l’inscription en lettres d’or dans les traités de cette clause de respect de l’identité constitutionnelle pour en tenir compte dans la réalité.

2.1. – Cette idée est en premier lieu déjà présente en filigrane dans bon nombre de ses arrêts importants, bien qu’elle le soit sous différentes appellations.

La première d’entre elles est le principe, dégagé par la Cour, d’autonomie procédurale des Etats membres. Ce que la Cour entend sous cette appellation est simple : tant que les principes d’effectivité et d’équivalence ne sont pas mis en cause, le droit de l’Union n’a pas à se prononcer sur les spécificités institutionnelles ou procédurales des Etats membres et notamment pas sur la façon dont ceux-ci mettent en œuvre le droit de l’Union. La Cour a ainsi expressément jugé que lorsque le droit de l’Union habilite un État membre à prendre des mesures d’application, les modalités de l’exercice de ce pouvoir sont régies par le droit public de l’État membre concerné (20 juin 2002,Mulligan e.a., C‑313/99, point 48). Chaque État membre est ainsi libre de répartir les compétences sur le plan interne comme il l’entend entre autorités nationales ou locales, pourvu que cette répartition des compétences permette une mise en œuvre correcte des actes de droit communautaire en cause (10novembre 1992, Hansa Fleisch Ernst Mundt, C‑156/91, point 23). Enfin, dans une affaire qui concernait l’interdiction dans la quasi totalité des Lander allemands des jeux d’argent et de hasard en ligne, la Cour a enfoncé le clou en disant expressément que la répartition des compétences entre les Lander ne saurait être remise en cause car elle bénéficie de la protection conférée par l’article 4§2 du traité (12 juin 2014, Digibet, C-156/13, point 33).

Il en résulte – et c’est essentiel – que le droit de l’Union n’a pas d’impact sur le choix constitutionnel des Etats membres entre centralisation et décentralisation, Etat unitaire ou fédéral, ce qui n’est pas sans conséquence sur les conditions mêmes d’application du droit de l’Union dans les Etats membres.

C’est, on le voit, une façon pour la Cour de montrer qu’elle respecte l’identité institutionnelle des Etats membres.

C’est également ce qu’elle fait lorsque, sous une seconde appellation, la Cour valide des motifs impérieux d’intérêt général que certains Etats membres mettent en avant pour justifier des exceptions aux grandes libertés de circulation économiques garanties par le droit de l’Union. C’est par exemple la célèbre affaire Omega (14 octobre 2004, C-36/02), dans laquelle la Cour valide l’interdiction faite en Allemagne des jeux dits de “laserdrome” qui simulent des tirs sur ces cibles humaines, au motif que de tels jeux portent atteinte à la dignité de la personne, dont le respect est garanti à la fois par la Constitution allemande et par les valeurs de l’UE. Il est intéressant de relever que la Cour prend le soin de dire qu’il n’est pas indispensable, à cet égard, que l’interdiction en cause corresponde à une conception partagée par l’ensemble des États membres quant au niveau de protection du droit fondamental en cause, et se fonde pour asseoir sa solution sur le niveau de protection de la dignité humaine que la Constitution allemande a entendu assurer (points 37 à 39).

On le voit à ces deux exemples, la Cour se montre de longue date soucieuse, dans ce qu’elle juge, de l’identité constitutionnelle des Etats membres.

2.2. – Soucieuse, la Cour ne l’est pas seulement par ce qu’elle juge, elle l’est aussi par ce qu’elle ne juge pas. La Cour sait en effet faire preuve de judicial restraint lorsque sont en cause devant elle des principes constitutionnels nationaux et qu’il n’est pas nécessaire pour elle de se prononcer à leur égard pour trancher le litige.

On peut citer par exemple l’affaire Stephen Grogan (4 octobre 1991, C-159/90)où était en cause l’interdiction faite en Irlande de diffuser des informations au sujet de cliniques pratiquant des interruptions volontaires de grossesse dans d’autres Etats membres. Alors que le droit à la vie était inscrit dans la Constitution irlandaise, et sans doute afin de ne pas aborder la question, la Cour juge astucieusement en l’espèce que si l’IVG est bien un service au sens du traité, des informations sur l’IVG diffusées par des associations d’étudiants et non par un opérateur économique relèvent de la liberté d’expression et non de la libre prestation de services, de sorte que le droit communautaire ne s’applique pas et ne s’oppose donc pas à l’interdiction qui était faite en Irlande aux étudiants de diffuser des informations sur l’IVG dans d’autres Etats membres.

Plus récemment, on peut citer l’affaire Dory dans laquelle la Cour de justice avait fait preuve de la même prudence dans la matière fort sensible de la défense nationale (11 mars 2003, C-186/01). La Cour, au rapport d’ailleurs du juge français, y juge que l’ancienne directive sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes ne s’applique pas au service militaire obligatoire, et que le droit communautaire ne s’oppose par conséquent pas à ce que celui-ci soit réservé aux hommes.

Ainsi que l’on sait, la Cour n’a pas fait preuve de la même retenue dans l’affaire de 2021 sur le temps de travail des militaires (15 juillet 2021, B.K., C 742/19).L’affaire a fait grand bruit. Force est toutefois de constater que la Cour avait entouré la solution de principe retenue d’un luxe impressionnant de détails destinés de toute évidence à laisser aux Etats membres la plus large marge de liberté possible.

Troisième idée : une jurisprudence soucieuse de la reconnaissance de l’identité constitutionnelle des Etats membres

Nombreux sont les exemples dans lesquels la Cour a expressément intégré dans son raisonnement le fait qu’étaient en cause devant elle des éléments spécifiques à l’identité constitutionnelle d’un Etat membre. Je prendrai trois séries d’exemples.

3.1. – C’est le cas en premier lieu en matière de citoyenneté européenne. Dans l’arrêt Espagne/Royaume-Uni (12 septembre 2006, C-145/04), elle juge ainsi que le Royaume-Uni pouvait, au regard de “sa tradition constitutionnelle” (point79), accorder le droit de vote aux élections européennes à certains citoyens du Commonwealth, ressortissants non britanniques, et qui n’étaient donc pas, à l’époque, citoyens de l’Union, résidant à Gibraltar. Et si, dans un arrêt du même jour (Eman et Sevinger, C-300/04), la Cour reconnaît que les Pays-Bas n’ont pas le droit de reconnaître le droit de vote aux élections au Parlement européen à tout Néerlandais résidant dans un pays tiers tout en refusant un tel droit aux Néerlandais résidant aux Antilles néerlandaises ou à Aruba, il est intéressant de relever que c’est au regard du principe d’égalité qu’elle juge cela, non sans savoir rappelé auparavant “qu’il appartient aux États membres de retenir les règles les mieux adaptées à leur structure constitutionnelle” (point 50).

3.2. – C’est également le cas en matière d’état civil. Dans la célèbre affaire Sayn-Wittgenstein (22 décembre 2010, C-208/09), la Cour a jugé que l’Autriche avait parfaitement le droit de refuser de reconnaître le nom patronymique d’un ressortissant autrichien qui avait, en Allemagne, ajouté à ce nom un titre de noblesse, ce qui n’est pas admis par le droit constitutionnel autrichien. La Cour justifie expressément sa solution au regard de “l’histoire constitutionnelle autrichienne” en relevant que la loi autrichienne d’abolition de la noblesse, entant qu’élément de l’identité nationale, devait être prise en compte dans le raisonnement (point 83).

Dans la lignée de cet arrêt, la Cour a de même jugé que les autorités allemandes n’étaient pas tenues de reconnaître le nom acquis au Royaume-Uni par un ressortissant germano-britannique, lorsque ce nom comporte plusieurs éléments nobiliaires (2 juin 2016, Bogendorff, C-438/14). La motivation de l’arrêt est très claire et prend le soin de relever que c’est la Constitution de Weimar qui a interdit la création de titres conférant l’apparence d’une origine nobiliaire, et que ce “choix constitutionnel” faisait partie de l’identité nationale de cet Etat membre (point 64).

Dans une autre affaire (12 mai 2011, Wardyn, C-391/09), la Cour a de même jugé que les autorités lituaniennes pouvaient refuser de modifier les actes d’état civil d’un couple polonais et lituanien, actes civils établis avec une graphie lituanienne, alors que ce couple voulait les voir modifier pour adopter la graphie polonaise de leurs noms. Ici, la Cour justifie sa solution par la prise en compte du respect dû à l’identité nationale des Etats membres, dont fait partie la protection de la langue officielle nationale de cet Etat (point 86 et s.).

3.3. – Pour prendre une dernière série d’exemples, l’identité constitutionnelle se niche parfois là où on ne l’attend pas nécessairement. C’est le cas par exemple en matière d’aides d’Etat. Ainsi, dans l’affaire Portugal/Commission (6septembre 2006, C-88/03), c’est au regard des compétences dévolues par la Constitution portugaise à la région autonome des Açores que la Cour examine quel est le cadre géographique pertinent (les Açores seulement ou l’ensemble du territoire portugais ?) pour apprécier la sélectivité des mesures fiscales qui étaient en cause. Une solution identique a été dégagée à l’égard du pays basque espagnol (11 septembre 2008, UGT-Rioja, C-428/06).

Un précédent en matière de marchés publics peut être enfin cité. Dans l’affaire Michaniki (16 décembre 2008, C-213/07), était en cause une disposition de la Constitution grecque qui interdisait aux entreprises de médias de détenir des sociétés susceptibles de candidater à des marchés publics de travaux. Si la Cour juge en définitive que la Grèce ne pouvait ajouter une cause d’exclusion de la participation aux procédures de passation des marchés publics à la liste figurant dans la directive européenne, c’est au regard du caractère général et absolu que revêtait l’interdiction prévue par la Constitution grecque. Auparavant, la Cour prend bien le soin dans son arrêt, éclairé par les conclusions de l’avocat général Poiares Maduro, de préciser que les objectifs poursuivis par la disposition en cause de la Constitution grecque, à savoir la transparence et l’égalité dans les procédures de passation de marchés, sont légitimes, et que chaque Etat membre dispose en la matière d’une marge d’appréciation “à la lumière de considérations historiques, juridiques, économiques ou sociales qui lui sont propres” (point 56).

Parlant de considérations propres à un Etat membre, il y a une affaire que nous Français devons suivre avec une attention particulière actuellement pendante devant la Cour puisqu’elle porte sur la question de savoir si une collectivité publique, belge en l’espèce, peut interdire à ses agents le port de tout signe visible de convictions religieuses sur leur lieu de travail. Dans des conclusions rendues le 4 mai dernier, l’avocat général Collins répond par l’affirmative à cette question, ce qui est évidemment une bonne nouvelle (Commune d’Ans,C-148/22).

On peut relever à cet égard que l’avocat général dit dans ses conclusions être d’accord avec les observations présentées par le gouvernement français devant la Cour selon lesquelles cette question relève, dans certains Etats membres, de l’identité nationale inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles et qu’il convient d’accorder aux Etats membres une large marge d’appréciation. L’avocat général relève également l’absence ,en Belgique, de toute définition constitutionnelle du principe de neutralité de l’État, et le fait que le gouvernement belge n’a jugé utile ni de proposer une réponse à la première question préjudicielle, préférant s’en référer à cet égard à la sagesse de la Cour, ni de participer à l’audience…

Conclusion : une passerelle plus qu’une ligne Maginot ?

On le voit à ces nombreux exemples, la jurisprudence de la Cour de justice tient résolument compte de l’identité constitutionnelle des Etats membres. La question qui se pose est plutôt – et je terminerai par là – celle de savoir jusqu’où peut-elle aller ?

Il n’y a en fait aucun suspense dans ma question car, en réalité, nous savons tous quelle est la ligne de partage : l’invocation de l’identité constitutionnelle ne saurait compromettre ni le niveau de protection des droits fondamentaux prévu par la Charte, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union(avis 1/91, du 14 décembre 1991, point 21 ; 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, 11/70, point 3 ; 26 février 2013, Melloni, C-399/11, point 59).

On toucherait là à ce qui est consubstantiel à la construction européenne, c’est-à-dire à la fois des valeurs communes et une méthode commune.

La Cour pouvait donc prendre en compte les traditions constitutionnelles britanniques au regard du droit de vote, ou la Constitution autrichienne qui interdit les titres nobiliaires, car rien dans ces exemples ne mettait en cause ce qui est inhérent à la construction européenne.

Mais la Cour ne saurait accepter qu’un Etat membre se retranche derrière sa Constitution pour attribuer les litiges concernant l’application du droit de l’Union à la compétence exclusive d’une instance ne constituant pas un tribunal indépendant et impartial (19 novembre 2019, A.K., C-585/18), pour priver une juridiction nationale de sa compétence pour statuer sur des recours introduits par des candidats à la Cour suprême (2 mars 2021, A.B., C-824/18) ou encore pour ficher systématiquement et mettre en ligne des informations afférentes à l’appartenance passée des juges à un parti politique (5 juin 2023,Commission/Pologne, C-204/21).

Dans tous ces précédents malheureux, pour lesquels vous aurez reconnus qu’ils concernent un seul et même Etat membre, il va de soi que la Cour ne pouvait tenir compte de l’argument constitutionnel invoqué en défense devant elle tant tout cela est contraire aux valeurs de l’Union et à ce qui est inhérent à la construction européenne.

C’est en définitive à l’idée bien connue de dialogue des juges que nous en revenons. C’est un élément de la réponse, sans doute le principal, auquel la Cour de justice se réfère lorsqu’elle nous dit qu’une cour constitutionnelle qui estimerait qu’une disposition de droit dérivé de l’Union méconnaît l’obligation de respecter l’identité nationale de cet État membre doit surseoir à statuer et saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle (22 février 2022, RS, C-430/21, point 71).

Dans ce dialogue, le partage des tâches est aisé à déterminer : aux juges nationaux, et notamment aux juges constitutionnels, de définir les éléments de l’identité constitutionnelle de leur pays ; à la Cour de justice de s’assurer que cette définition ne remet en cause ni les valeurs de l’Union ni les objectifs de la construction européenne.

Dans ce dialogue, la Cour doit faire preuve de mesure et doit rester attentive aux signaux que les Etats membres lui adressent : signal qui existe déjà par la mention, dans les traités, de l’identité constitutionnelle et de l’identité nationale des Etats membres ; signaux par la mention, qui peut exister dans certains textes de droit dérivé, selon laquelle il faut tenir compte de considérations particulières relatives par exemple à l’ordre public ou à l’identité culturelle ; signaux enfin par les plaidoiries des agents des gouvernements nationaux devant la Cour.

De même, les Etats membres doivent également faire preuve de mesure dans la définition de ce qui relève de leur identité constitutionnelle. Il ne s’agit pas d’en faire une sorte de “passe-droit” qui aboutirait à détricoter l’ensemble communautaire. Ainsi que le Conseil constitutionnel le juge (Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 par exemple), la notion doit viser ce qui est “inhérent” à l’identité constitutionnel de chaque pays, au sens éclairant où l’entendait le président Mazeaud, c’est à dire qu’est inhérent ce qui est à la fois crucial et distinctif. C’est exactement le sens de l’article 4 §2 du traité, qui se réfère également à ce qui est “inhérent” aux structures constitutionnelles des Etats membres.

On le voit ainsi, la clause de l’article 4 §2 du traité, loin d’être une licence à construire des lignes Maginot, doit plutôt être considérée comme une passerelle puisqu’elle fait de cette notion bien nationale d’identité constitutionnelle une notion du droit de l’Union européenne.

Je vous remercie.

 

François Bayrou, ancien ministre, Haut-Commissaire au plan et Maire de Pau

Nous avons vécu une journée tout à fait passionnante, de très haut niveau scientifique, juridique, rhétorique. Et cela me donne l’occasion d’exprimer à Denys de Béchillon notre gratitude, car avoir dans cette ville des débats de cette dimension c’est évidemment précieux.

Je suis très content de cet événement et je pense qu’il faut multiplier les colloques de cet ordre parce que cela correspond à l’ambition intellectuelle de cette communauté. C’était de très haut niveau scientifique, très amusant niveau débat et très chaleureux.

Je voudrais présenter, comme un praticien qui essaie de réfléchir à ces problèmes depuis longtemps, quelques réflexions sur la démocratie comme nous la vivons, avec les limites qui sont posées dans le sujet (je ne les traiterai pas toutes).

Et je voudrais repartir de l’introduction audacieuse que j’ai faite et qui a fait ouvrir à un certain nombre d’entre vous les yeux comme des soucoupes.

J’expliquais qu’ici nous avions inventé, 15 siècles après Athènes, le premier édifice démocratique dont témoigne, si cela vous intéresse de visiter la ville, le
quartier que nous avons décidé de consacrer à la culture régionale béarnaise, gasconne, occitane. Vous verrez, comme élément d’unification des multiples
bâtiments que nous avons consacrés à cette culture sous tous ses aspects, le facsimilé en cuivre, du manuscrit des forts de Béarn. Et je répète que c’est lisible encore aujourd’hui, en tout cas pour quelqu’un qui connaît cette langue et qui l’aime, ce qui est mon cas.

Et donc je voudrais partir d’une idée qui est presque totalement oubliée, qui risque d’être rappelée de manière cruelle un peu partout chez nous, c’est que la démocratie est une utopie.

Elle est philosophiquement fondée ou plus exactement, elle est spirituellement fondée, parce qu’elle considère le citoyen comme une personne qui peut se faire maître de son propre destin. Et ceci est une affirmation, idéale en tout cas.

Et c’est une utopie parce que partir de cette affirmation et obtenir le résultat que de grandes entités politiques nationales ou internationales peuvent s’en remettre à cette multitude de préférences personnelles ou de préférences individuelles, autant de préférences que de citoyens, pour décider de leur destin collectif, entre nous, c’est une dinguerie. C’est ce que Denys de Béchillon a illustré dans son introduction virulente. C’est illogique. Nous y sommes habitués. Notons au passage qu’un très grand nombre d’entités politiques sont en train de s’en déshabituer, considérant que si l’on posait rationnellement, de façon cartésienne, cette équation que partant d’une forêt, d’un maquis de préférences individuelles, on en arrive à déterminer le destin collectif de la communauté à laquelle on appartient, cette équation apparaîtrait totalement illogique.

En effet, c’est un pari, un pari déraisonnable.

Cette idée de s’en remettre aux choix personnels des citoyens pour définir le destin collectif, c’est pour nous (en tout cas, pour la famille d’esprit dont nous nous réclamons Enrico Letta et moi), un mantra. Marc Sangnier disait : « La démocratie, c’est l’organisation sociale qui porte à son plus haut la conscience et la responsabilité du citoyen ». Et déjà, dans Aristote : « qu’est-ce qu’un citoyen ? Le citoyen, c’est celui qui délibère. »

Et cette conscience, cette responsabilité, tel est l’idéal à atteindre, et dans les quelques remarques que je vais faire je vous donnerai une ou deux illustrations.

Mais ce choix, cette orientation, au 21e siècle, au temps des médias sociaux, au temps de l’information en continu, entraîne un certain nombre de conséquences et je voudrais en rappeler quelques-unes, parce que les débat sen général les oublient.

Je compte au nombre de ces débats la mise en cause de la personnalisation du pouvoir. Or, sans doute à contre-courant, je crois et défends cette nécessité de la personnalisation du pouvoir.

Vous reconnaîtrez là que je suis quelqu’un de la 5e République, à la différence de la position que ma famille politique avait adoptée à cette époque. Qui était réticente à la 5e République. Mais moi j’ai toujours été partisan de la 5eRépublique. Pourquoi ? Parce que je pense que la personnalisation du pouvoir est inhérente à l’exercice de la démocratie aujourd’hui.

Et qu’il n’y a aucune différence de ce point de vue entre la démocratie française, la démocratie britannique, la démocratie allemande, la démocratie italienne, la démocratie américaine. Partout, on fixe des choix sur des personnes. On vote pour ou contre le Chancelier, le Premier ministre, le Président. Ce qui est d’ailleurs assez valorisant pour l’idée qu’on se fait de l’engagement.

Les responsables politiques ne sont pas des pions posés pour défendre des thèses préétablies. Ce temps est fini. Et donc la marque personnelle que les leaders apportent à la politique est pour moi, aujourd’hui, dans les circonstances où nous sommes, indépassable. Et donc j’avais écrit un jour que les dirigeants, de quelque pays qu’ils soient, sont désormais des hommes de la5e République française.

C’était bien sûr une plaisanterie.

Donc ce pouvoir est nécessairement personnalisé. Deuxièmement, cette personnalisation du pouvoir est durement mise en cause aujourd’hui par un certain nombre d’expressions, de préférences (je vais parler de démocratie participative, de convention citoyenne, etc.) et durement contestée, mais moi je pense que ceci est vital.

Et cela tranche une question, que je pourrais appeler paléo-démocratique parce que c’est une question historique et de philosophie à laquelle on ne pense jamais.

C’est qu’il y a eu, même si nous l’avons oublié, deux conceptions de la démocratie à l’origine, cinq siècles avant notre ère, contemporaines et contraires l’une à l’autre.

Il y a eu la conception athénienne et il y a eu la conception romaine.

Athènes, c’était le tirage au sort. Les conventions citoyennes y reviennent. Athènes avait choisi, pour la sélection des dirigeants, des magistrats comme ils disaient parmi les citoyens, le tirage au sort. Et Rome a choisi l’élection. Et je me félicite que pour nous Rome l’ait emporté. Le tirage au sort, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire deux choses, qui sont l’une et l’autre, intéressantes. La première, c’est que les citoyens (je le répète, les citoyens de plein exercice, les hommes libres) étaient égaux entre eux, que ça n’avait aucune importance, que l’on tire au sort l’un ou l’autre. Deuxièmement, cela signifiait en réalité que ce sont les dieux qui choisissaient et non pas les personnes.

Et moi, j’aime le système électoral parce que précisément ce ne sont pas les dieux qui choisissent.

C’est à nous tous, pauvres humains, qu’il est remis de faire des choix, et je trouve cela extrêmement valorisant pour les choisis et pour les choisisseurs.

Et il y a quelque chose qui fait que je suis très réservé, ce n’est pas une surprise, sur les conventions, sur lesdites conventions citoyennes. Je veux préciser ma pensée pour qu’elle ne soit pas déformée. Je suis tout à fait d’accord pour qu’il y ait des conventions citoyennes, pour déplier les questions, pour examiner les conséquences des décisions possibles, le contexte ou préciser les données. Mais quant à faire ce que l’on vient de faire à deux reprises sur le climat et sur la fin de vie, faire voter des gens tirés au sort et que l’on dise qu’il y a 70% des membres de la convention citoyenne qui ont dit cela et que donc cela vous engage, pour moi, c’est une atteinte profonde à notre souveraineté, à ma souveraineté de citoyen à laquelle je suis profondément attaché. Et donc je trouve qu’il y a là une dimension éclairante, en tout cas, pour tous ceux qui voudraient que la démocratie offre aux citoyens le plus haut niveau de conscience et de responsabilité. Les conventions, lesdites conventions, qui ont été assez bien décrites ce matin, on ne sait pas de qui elles sont composées, on ignore absolument, et pour cause, comment on les compose. On ne sait pas qui choisit les intervenants, les experts, les prétendus experts, qui viennent dire quelque chose Et au bout du compte, on ignore absolument quels étaient les apriori des uns et des autres. Et naturellement, on ne voit pas les biais auxquels cela peut conduire.

Alors si c’est seulement pour éclairer les conséquences, je suis favorable, je suis pour tout moyen. Mais ce n’est pas autre chose qu’une étude d’impact mise dans un contexte plus chaleureux, plus humaniste. Mais sous cette idée de démocratie spontanée il y a une négation absolue de la démocratie, de conscience et de responsabilité.

Et donc je maintiens qu’il y a là une question préjudicielle. Ensuite, on voit bien que choisir des personnes, cela n’est qu’une partie du jeu démocratique parce que ces personnes-là ne sont pas là uniquement à titre d’individu présentant des qualités et des défauts. Ces personnes-là portent des visions, des regards, des orientations, certains disent des idées, des doctrines, d’autres disent des idéologies. En tout cas quelque chose qui engage au-delà de la qualité des personnalités. Et c’est une très grande richesse de la démocratie minoritaire dans laquelle nous sommes en train de vivre. Minoritaire sur la planète, peut-être même minoritaire dans l’esprit des citoyens et donc raison de plus pour la défendre.

Une fois que j’ai dit ça, je veux défendre quelque chose de très important pour moi c’est que la fonction de la démocratie, l’organisation de la vie politique, este n réalité cathartique.

Quand on étudiait la tragédie grecque, on expliquait ce qu’était la catharsis, c’est-à-dire la purgation des passions : en mettant les passions en scène, on réduisait les affrontements sociaux. Et tous les Sophocle de la création (ce matin ont été très justement cités Créon et Antigone), au fond, permettaient à la communauté de résoudre et de détendre un certain nombre des problèmes qui la déchiraient. Notre démocratie, notre vie parlementaire en particulier, devrait avoir cette fonction-là. Elle ne l’a pas, elle ne l’a plus. Je vais essayer d’expliquer en quelques mots pourquoi.

Nous vivons sur deux conceptions, en réalité antagonistes, de la société politique, de la démocratie. J’ai cru comme tout le monde, pendant longtemps, que la démocratie consistait à faire triompher électoralement ses idées sur celles des autres. Que c’était ça le jeu et qu’il fallait gagner autre menton perdait. Et d’ailleurs, l’organisation strictement et uniformément majoritaire, de la démocratie française et notamment pour ce qui touche à la démocratie de l’État, la démocratie de la nation, va dans ce sens. Au fond, c’est gagner ou perdre. Et moi je voudrais énoncer ou cultiver cette idée que cela ne peut plus être ainsi. Que la règle de la majorité, la règle de la démocratie ce n’est pas de triompher sur les autres. C’est d’accepter que les autres soient différents et cependant qu’ils existent. Que vous puissiez confronter, proposer une vision par rapport aux autres et que cette pluralité des visions permette d’accoucher d’un État nouveau d’équilibre. Peut-être certains reconnaîtront-t-ils une phrase que j’ai prononcée à Toulouse il y a 20 ans, quand Jacques Chirac a voulu constituer un parti unique qui s’est appelé UMP et que je suis allé un peu seul face à de milliers de militants enthousiastes et déchaînés. La thèse qui voulait constituer ce parti, c’était «nos électeurs pensent tous la même chose ». Et j’ai dit, si l’on pense tous la même chose, c’est qu’on ne pense plus rien. Et je suis absolument acquis à cette idée. Récemment, dans la majorité présidentielle, il y a eu un mouvement comme cela, qui recherchait la création d’un parti unique de la majorité présidentielle. Je ne dis pas qu’on ne puisse pas simplifier. Mais je sais que ce n’est pas la voie, que la voie de la domination d’un parti sur les autres n’est pas la bonne. Surtout que nous sommes en 5e République. La 4e République s’est perdue dans l’explosion perpétuelle et généralisée. Comme c’était au Parlement que cela se passait, qu’il y avait des groupes antagonistes au Parlement, aucune décision n’arrivait à être prise. C’est la raison pour laquelle le 49-3 a été inventé, à très juste titre, et c’est une faute pour moi incroyable qu’on ait laissé dévaluer le 49.3 qui n’est pas autre chose qu’une précaution contre l’explosion généralisée et perpétuelle. Et donc cette idée-là, d’une démocratie qui non seulement accepte, mais souhaite que personne n’ait la domination absolue, est corrigée par la 5e République, c’est à dire qu’il y a au sommet, un élu du peuple, le Président de la République, qui lui peut être à la fois inspirateur et arbitre. Ce message pourrait être interprété comme personnel. Je n’arrive pas à croire que l’affirmation de l’omnipotence soit la résultante de l’élection au suffrage universel du Président de la République. Raison pour laquelle je suis pour qu’il y ait un gouvernement de plein exercice, pour qu’il y ait une majorité, un Parlement fort, enfin toute chose dont on est pas sûrs qu’elle soit aujourd’hui dans tous les esprits. Il y a derrière ça une idée que je crois, moi, fondamentale, qui est assez proche de la liberté d’entreprendre qui est que si vous vous remettez à une source unique pour penser, vouloir, les innovations en économie, en science, en industrie comme en politique, c’est un échec. Si vous avez un pluralisme qui est un pluralisme organisé alors il est fécond et vous voyez surgir des demandes de la société, des expressions de la société, qui permettent de franchir des pas qu’autrement vous n’auriez pas franchis. Et donc je trouve que l’équilibre de la 5e République, qui invite au pluralisme, même si on l’a oublié depuis 50 ans, et qui équilibre le pluralisme ou qui maîtrise le pluralisme par un Président de la République, personnellement élu au suffrage universel et à qui on remet des enjeux essentiels est un très bon équilibre. En France, nous n’avons rien compris à tout cela. Depuis 50 ans on ne comprend rien au jeu.

Par exemple, au Parlement : on pense que la vie parlementaire se résume à avoir une majorité qui impose ses choix à la minorité, que l’on examine un seul texte à la fois. Pourtant au Parlement européen, on examine tous les textes en même temps. Il y a des débats intéressants et nourris. Puis on vote en une seule session, un seul moment, chacun vote, individuellement, en scrutin public. Et en France, on est incapable de faire cela. Je suis pour qu’il n’y ait plus ce blocage. Cela dépend du règlement intérieur de l’Assemblée. On examine plusieurs textes en même temps et on vote une demi-journée par semaine en présence personnelle des élus, sans délégation de vote et au scrutin public. Il n’y a plus de blocage : vous votez quand le Parlement a fini d’examiner le texte.

Et comme il y a plusieurs textes examinés en même temps et qu’il n’y a qu’un certain nombre de spécialistes qui s’intéressent à la plupart des textes, vous avez dissous la thrombose parlementaire, vous avez rendu impossible l’embouteillage des textes qui est l’arme absolue des opposants pour bloquer les débats et faire chanter les gouvernements.

Comme il y a plusieurs textes en même temps, vous n’avez plus les gens qui s’écharpent en utilisant des termes qu’ils n’aimeraient pas que leurs enfants utilisent dans la cour de récréation. Donc on peut trouver d’autres modes de fonctionnement.

On peut surtout trouver une autre conception des débats nationaux. Ce n’est pas un secret : j’ai été assez fâché de la manière dont a été conduite la récente réforme des retraites. J’avais beaucoup milité pour qu’on prenne quelques mois pour obtenir une vraie information de l’opinion civique : que les citoyens soient directement et clairement informés de la situation des retraites.

Comme certains d’entre vous le savent, avec le commissariat au plan, nous avons mis sur la table les vrais chiffres, qui démontraient, alors que le Conseil d’orientation des retraites prétendait que le système des retraites était à l’équilibre et même « légèrement excédentaire », qu’il n’en était rien et que notre système de retraite était structurellement déficitaire.

Le prétendu équilibre était purement comptable et obtenu seulement parce que l’État verse chaque année des dizaines de milliards de subventions pour équilibrer les comptes.

Nous avons écrit dans notre rapport, prudemment, pour que personne ne puisse contredire, 30 milliards. 30000 millions d’euros versés tous les ans au système de retraite, dont nous n’avons pas le premier centime, milliards que nous empruntons pour équilibrer le système des retraites, ce qui fait que les pensions des retraités sont payées en les mettant sur le dos des actifs qui cotisent. Et sur le dos de la génération qui vient. On a réussi l’exploit formidable de faire manifester des étudiants pour défendre un système dans lequel ils vont laisser toute leur force de travail et en réalité toutes leurs capacités personnelles.

J’ai été stupéfait que le gouvernement ayant ces chiffres, ces chiffres ayant été établis, ne s’en soit pas servi. Il y a même des excellences gouvernementales qui ont repris cette idée d’équilibre et affirmé que désormais, le système était sauvé. Vous comprenez donc les réserves qui sont les miennes.

Moi je crois que l’on peut, et je crois qu’il n’y a aucune autre solution de sauvegarde de la démocratie, que de considérer que les citoyens à l’avenir doivent être des partenaires du pouvoir. Enrico Letta a dit ce matin ce que je pense absolument : une élection tous les 5 ans dans laquelle on considère que la personne élue peut faire ce qu’elle veut pendant 5 ans, avec la variante de Nicolas Sarkozy et quelques successeurs disant « Je l’avais dit durant la campagne, donc je suis justifié de le faire » , ceci est devenu purement et simplement impossible.

Cela ne peut plus marcher comme ça, et ça ne marchera pas comme ça.

Pour toutes les raisons du monde : autrefois, quand il y avait une manifestation, on envoyait les agents de police, s’ils cassaient quelques nez où quelques clavicules ce n’était grave pour personne car on ne les voyait pas. Mais si aujourd’hui une jeune fille de 16 ans se fait ouvrir l’arcade sourcilière et vient devant les caméras, le visage couvert de sang, le gouvernement ne peut plus gouverner, ce n’est même pas la peine qu’il essaie. Et donc il faut changer notre habitus démocratique. Je suis pour ce partenariat de tous les jours entre gouvernants et opinion civique.

J’en viens au cœur du sujet de cet après-midi.

Cette souveraineté individuelle que nous reconnaissons aux citoyens, que la démocratie reconnaît aux citoyens, elle n’a de sens que s’il y a une souveraineté de nation.

Et il ne peut plus y avoir une souveraineté de nation si nous ne construisons pas cette souveraineté communautaire autour de valeurs de civilisation qui sans cela n’auraient strictement aucune chance de s’imposer. On a eu un grand nombre d’exemples ce matin. L’Union européenne, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est partie prenante essentielle, centrale, de l’idée que je me fais de la souveraineté parce que si nous sommes seuls, isolés, nous sommes impuissants et il n’y a pas de souveraineté possible. L’exemple que François-Xavier Bellamy donnait ce matin sur les entreprises de réseau téléphonique : bien sûr, si on choisit le cadre national, on a 12,15,18 entreprises, tandis que les Chinois et les Américains en ont trois. Et donc, si on n’est pas capables de voir que notre destin se joue dans cet ensemble, dans cette communauté (j’avais dit autrefois, au début de mes engagements : la nation est une communauté de destin et l’Europe est une communauté de civilisation) nous échouerons. C’est dans la communauté de civilisation que se joue notre destin aujourd’hui au moins autant. Il y a plein de dimensions, et la dimension la plus essentielle pour moi, c’est une souveraineté qui soit une garantie contre l’exercice sommaire de la force.

Je reprends la question qui a été posée ce matin par l’extraterritorialité du droit américain. La décision de 2014, qui a fait que la BNP s’est trouvée frappée, si je me souviens bien de 10 milliards d’amende, a entraîné des conséquences irrésistibles, dont nous pâtissons directement. Le jour où les États-Unis ont décidé des sanctions contre l’Iran, la BNP, Total, Peugeot, ont déménagé dans les 15 jours. En 2 semaines c’était terminé.

Si nous ne sommes pas capables de faire de cette entité de civilisation une entité politique, en respectant les identités de chacun (personne ne peut se targuer d’être plus que moi partisan des identités toscane, pyrénéenne, française), y compris nos traditions constitutionnelles auxquelles je crois, nous ne réussirons pas à construire quelque chose en commun, alors nous n’aurons aucune chance de sauvegarder notre liberté en tant que nation et notre identité en tant que société. Et c’est vrai que les deux dernières années, nous avons vécu avec l’agression de Moscou contre l’Ukraine un enchaînement de causes et de conséquences, géopolitiques, diplomatiques, économiques, monétaires, une révolution qu’aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer, n’aurait pu sentir venir.

Si nous ne choisissons pas cette solidarité, nous échouerons.

Mais si nous le faisons, si nous décidons d’instaurer ce nouveau partenariat entre pouvoirs et citoyens, alors nous donnerons un vrai sens à l’idéal de citoyenneté, nous permettrons cet exercice de conscience et de responsabilité qui est la substance même de la démocratie.

[1] Jean CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, Forum, 1996,
p. 43.
[2] Laurent COHEN-TANUGI, Le droit sans l’État, Paris, Puf, 1985.
[3] Louis FAVOREU, La politique saisie par le droit, Économica, 1988 ; François SAINT-PIERRE, Le Droit contre les démons de la politique, Odile Jacob, 2019.
[4] aff. 6/64.
[5] aff. 11/70.
[6] aff. 70/77.
[7] 2BvE 2/08 et autres, 30 juin 2009.
[8] 2 BvR 859/15 ; 1651/15 ; 2006/15 ; 980/16.
[9] Jean-Éric SCHOETTL, La démocratie au péril des prétoires – De l’État de droit au gouvernementdes juges, Paris, Gallimard, Le Débat, 2022, p. 178.
[10] Règlement (UE,Euratom) 2020/2092.
[11] CJUE, assemblée plénière, C-156/21, 16 février 2022.
[12] CJUE, grande chambre, C 204/21, 5 juin 2023.
[13] Hans KELSEN, La garantie juridictionnelle de la Constitution, RDP, 1928, pp. 240 et 241 ; MichelTROPER, « Kelsen et le contrôle de constitutionnalité », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF,Léviathan, 2001, p. 173.
[14] L’identité nationale est également mentionnée au 3ème paragraphe du préambule de laCharte des droits fondamentaux.

 

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