Annoncé le 10 mai par le Garde des Sceaux, le décès de Renaud Van Ruymbeke a suscité des hommages unanimes qui ont largement dépassé le monde de la justice. Cette unanimité et ce dépassement sont rares pour un magistrat. Mais Renaud Van Ruymbeke était un magistrat rare.
Renaud Van Ruymbeke était devenu, au long de sa carrière dans la magistrature, l’incarnation du juge d’instruction indépendant luttant contre la délinquance économique et financière avec des implications politiques et sa figure était, de ce fait, associée à la moralisation de la vie publique à laquelle son action a fortement contribué. Il y a peut-être du paradoxe dans cette incarnation au juge d’instruction alors qu’il avait déclaré être favorable à sa suppression. Mais il n’y en a pas assurément dans cette incarnation de l’indépendance sur laquelle il n’a jamais fait de concession et qui a constitué son fil directeur dans l’ensemble de ses fonctions. Il la réclamait pour le parquet comme contrepartie nécessaire à la suppression du juge d’instruction si elle devait intervenir.
Renaud Van Ruymbeke avait été confronté aux affaires politiques dès le début sa carrière judiciaire comme juge d’instruction. Il a ainsi instruit en 1979 l’affaire immobilière qui impliquait Robert Boulin alors qu’il était ministre du travail. Il a commencé à y forger son image de juge indépendant parce que certaines de ses investigations ont visé directement Robert Boulin, ce qui n’était pas usuel pour un ministre en fonctions. Ce démarrage a aussi failli tourner court quand Renaud Van Ruymbeke fit l’objet d’une enquête du CSM après le suicide de Robert Boulin le 30 octobre 1979. Mais cette enquête l’a entièrement disculpé.
Renaud Van Ruymbeke a ensuite été nommé au parquet de Caen comme 1er Substitut où il a déclaré avoir fait l’amère expérience de la soumission hiérarchique qui l’a conduit à en partir prématurément pour intégrer l’ENM. Il y a enseigné l’instruction pendant 3 ans. Cet enseignement lui a permis de rédiger un Que Sais-Je sur le Juge d’instruction, lequel est toujours publié et a atteint une 8ème édition en 2024.
Après l’ENM, Renaud Van Ruymbeke a rejoint la cour d’appel de Rennes comme conseiller où il a notamment présidé la Cour d’assises des Cotes d’Armor. Il y a ensuite été nommé conseiller à la chambre d’accusation. C’est dans ces nouvelles fonctions qu’il a connu de nouveau les affaires politico-financières avec la célèbre affaire Urba dont il a repris l’instruction à la suite du dessaisissement du juge d’instruction qui en avait la charge. On se souvient que ses investigations l’ont conduit à faire une perquisition dans les locaux du parti socialiste qui était celui du Président de la République, François Mitterrand. Cette action a impressionné à son époque par son audace mais aussi par l’indépendance dont elle témoignait. Renaud Van Ruymbeke a raconté plus tard qu’il n’avait pas informé les enquêteurs que sa perquisition viserait le siège du parti socialiste. L’affaire a abouti à plusieurs condamnations dont celle de Henri Emmanuelli en qualité d’ancien trésorier du Parti socialiste. Elle a aussi été à l’origine des premières lois sur le financement des partis politiques.
C’est à la même époque qu’il a été l’un des sept juges européens signataires de l’appel de Genève diffusé le 6 octobre 1996 dans lequel ceux-ci dénonçaient l’impunité de la corruption en Europe et réclamaient notamment la levée du secret bancaire. Cet appel pour la création d’un espace judiciaire européen anticipait sur l’espace de liberté, de sécurité et de justice de l’Union européenne où les criminels et délinquants ne sont plus à l’abri du seul fait qu’ils ont franchi une frontière. Il soulignait l’anachronisme et le dévoiement du secret bancaire dans un système financier mondialisé où il servait principalement à dissimuler de l’argent illicite. Il a largement contribué à sa remise en cause et a mis la pression sur les États qui s’en faisaient les gardiens les conduisant progressivement à admettre qu’il puisse lui être dérogé.
C’est aussi pendant qu’il a exercé les fonctions de conseiller à la chambre d’accusation de Rennes qu’il a instruit le meurtre et le viol de la collégienne anglaise Caroline Dickinson. Il y a utilisé la preuve par ADN d’une façon précurseur en faisant pratiquer une analyse ADN sur l’ensemble des personnes entrant dans des critères qui en faisaient des suspects. Cet ensemble intégrait le coupable qui n’a pas pu être soumis à ce test parce qu’il s’était enfui et qui a été ultérieurement confondu aux États-Unis par un prélèvement ADN. C’est parce qu’il avait été identifié comme entrant dans les suspects que ce test fut fait et que ce criminel put être identifié et extradé vers la France où il fut condamné pour son crime.
Renaud Van Ruymbeke a retrouvé les fonctions de juge d’instruction en 2000 au TGI de Paris où il a commencé par instruire l’affaire ELF, laquelle était ouverte depuis plusieurs années. Il a rejoint les juges Eva Joly et Laurence Vichnievski qui en étaient déjà en charge. Cette affaire a mis au jour un vaste réseau de corruption aux fins de financement de parties politiques et d’enrichissement personnel à travers l’utilisation de la société ELF. Elle a permis la mise à jour judiciaire des aspects illicites et les plus moralement condamnables de la « Françafrique ».
Renaud Van Ruymbeke n’a pas cessé d’occuper les fonctions de juge d’instruction au Tribunal de Paris jusqu’à son départ à la retraite en juin 2019. Il y a instruit certaines des affaires politico-financières les plus médiatiques et emblématiques parmi lesquelles les Frégates de Taiwan, Air Lib, Clearstream, Kerviel, Karachi, Cahuzac, la fraude à la taxe carbone…
Les hommages dont Renaud Van Ruymbeke a été l’objet à l’annonce de son décès ont tous souligné l’indépendance avec laquelle il a constamment exercé ses fonctions. Il a fait preuve de cette indépendance à une époque où elle n’était pas courante et face à des oppositions auxquelles il était difficile de résister. C’est cette indépendance qui lui a permis de forcer ces oppositions et de passer outre les attaques que ses actions lui valaient. Elle a marqué de son empreinte la justice pénale en entier par-delà son parcours personnel qu’il a retracé, usant de ce terme même, dans ses Mémoires d’un juge trop indépendant publiées en 2021. C’est aussi cette indépendance qui est exprimée en continu dans la série d’entretiens qu’il avait accordée dans l’émission « À voix nue » sur France Culture et qui est disponible en podcast.
À cette indépendance s’ajoutaient l’impartialité, le respect des droits de la défense et la considération pour les personnes. Les avocats, qui ont largement participé aux hommages rendus à Renaud Van Ruymbeke, ont loué son écoute, laquelle n’était pas feinte. Ils ont mis en avant son souci scrupuleux de la nécessité et de la proportionnalité des mesures coercitives qui étaient son pouvoir, ce qui le distinguait. Ils ont témoigné de son attention aux justiciables qui se trouvaient devant lui et du dialogue qu’il nouait avec leurs conseils qu’il ne voyait pas comme des adversaires et encore moins comme des ennemis. Un juge indépendant, impartial et respectueux des droits fondamentaux et des personnes, c’est ce qui fait un très grand magistrat et c’est ce qu’a été Renaud Van Ruymbeke comme d’autres l’ont déjà et, à juste titre, beaucoup dit.
Par Didier Rebut, Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris (ICP), Membre du Club des juristes