Deux affaires soumises par le Conseil d’Etat à la Cour de justice de l’Union européenne vont donner à cette dernière l’occasion de préciser la portée territoriale et matérielle du droit au déréférencement (ou “droit à l’oubli”) créé de façon prétorienne par l’arrêt Costeja du 13 mai 2014 (C-131/12). Celui-ci, rappelons-le, juge qu’un moteur de recherche est tenu de supprimer de la liste des résultats affichée à la suite d’une recherche nominative les liens vers les pages web contenant des informations relatives à la personne dont le nom était recherché, sauf si, au regard du “rôle joué par ladite personne dans la vie publique”, l’intérêt du public à l’information l’emporte sur le droit au déréférencement.
La première affaire (C-507/17) soulève la question de savoir quelle doit être l’étendue géographique du droit au déréférencement. Elle s’est nouée à la suite du refus de Google de donner suite à l’injonction qui lui avait été faite par la CNIL d’appliquer au niveau mondial le déréférencement, c’est-à-dire de l’appliquer sur l’ensemble des extensions de nom de domaine du moteur de recherche, y compris sur le .com, alors que Google se bornait à déréférencer à un niveau européen, sur les extensions de nom de domaine des Etats membres de l’Union européenne. Dans ses conclusions sur cette affaire rendues le 10 janvier 2019, l’avocat général Szpunar propose à la Cour de juger que le droit au déréférencement n’a pas vocation à s’appliquer au-delà des frontières de l’Union européenne. Au regard de la mise en balance entre droit au respect de la vie privée et intérêt du public à accéder à l’information, lequel peut varier d’un Etat tiers à un autre, il y aurait, selon lui, un “danger” de voir l’Union européenne empêcher des personnes dans des pays tiers accéder à l’information. L’avocat général propose donc à la Cour de juger qu’un moteur de recherche est seulement tenu de supprimer les liens litigieux des résultats affichés à la suite d’une recherche effectuée dans l’Union européenne, y compris par géo-blocage, depuis une adresse IP réputée localisée dans l’un des États membres, et ce quel que soit le nom de domaine utilisé par l’internaute qui effectue la recherche, mais n’est pas tenu d’opérer ce déréférencement sur l’ensemble des noms de domaine au niveau mondial.
La seconde affaire (C-136/17) est encore plus délicate. Elle pose la question, redoutable, de savoir comment appliquer le droit au déréférencement lorsque sont en cause des données dites “sensibles” relatives à l’origine raciale ou ethnique, aux opinions politiques ainsi qu’aux convictions religieuses ou philosophiques. Le traitement de ce type de données est en effet en principe interdit, sauf exceptions liées soit au consentement de la personne, soit à l’objet du traitement. Or, si l’on part de la prémisse de l’arrêt Costeja selon laquelle les moteurs de recherche se livrent eux-mêmes à un traitement autonome des données, force est de constater que leur activité n’est couverte par aucune des exceptions permettant de traiter des données sensibles. Conscient de cette difficulté, mais s’écartant semble-t-il quelque peu de la logique de l’arrêt Costeja, l’avocat général Szpunar, refusant de raisonner comme si le moteur de recherche était lui-même à l’origine des données sensibles des pages Internet qu’il référence, propose de juger que l’interdiction de traiter de telles données implique que le moteur de recherche doit faire droit systématiquement à toute demande de déréférencement qui porterait sur des données sensibles non couvertes par l’une des exceptions prévues, sans besoin de mettre en balance droit au respect de la vie privée et droit du public à l’information. Seule exception toutefois : lorsque la demande de déréférencement porte sur des contenus protégés aux fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire. Dans ce cas, l’avocat général propose à la Cour de réintroduire une telle mise en balance, le déréférencement n’étant plus systématique. Le raisonnement est astucieux et permet de conserver l’acquis de l’arrêt Costeja tout en restant réaliste par rapport à l’activité des moteurs de recherche.
Il reste à voir, dans une affaire comme dans l’autre, si la Cour de justice suivra les préconisations de son avocat général.
Francis Donnat, Conseiller d’État et Secrétaire général de France Télévisions, auteur du Droit européen de l’internet (LGDJ, 2018)