Dès qu’un fleuron français est la cible d’un acteur étranger, la classe politique n’hésite pas à brandir la menace d’un veto au titre du contrôle des investissements étrangers, ou si le secteur d’activités n’est pas déjà couvert, à faire étendre son champ d’application a posteriori. Le projet d’offre publique d’achat de PepsiCo visant Danone en 2005 a ainsi pu être bloqué par l’extension du régime au secteur des jeux d’argent (le casino d’Evian-les-Bains faisant partie du groupe Danone) et le décret dit « Montebourg » de 2014 a été adopté en réponse à l’acquisition par General Electric de la branche énergie d’Alstom. Depuis, la liste des secteurs d’activités a été progressivement élargie de sorte qu’en 2021, le Gouvernement n’a pas eu de mal à empêcher le projet de rapprochement entre Couche-Tard et Carrefour au titre de la sécurité alimentaire nationale. Il en est de même aujourd’hui pour permettre au Gouvernement de contrôler l’investissement de CD&R dans Opella, la filiale de Sanofi produisant des médicaments sans ordonnance et compléments alimentaires, tels que le Doliprane.
En règle générale, le Gouvernement, pour maintenir l’attractivité de la France et assurer la liberté de mouvements de capitaux, autorise les opérations d’investissement, avec ou sans conditions (135 opérations autorisées en 2023, 131 en 2022). Il est courant que l’investisseur étranger soit invité à prendre de tels engagements à l’égard du Gouvernement (44 % des autorisations en 2023, 53 % en 2022), dans le respect du principe de proportionnalité. L’investisseur est souvent appelé à s’engager, parfois sans limitation de durée, à ce que l’entité française (i) continue à exécuter ses obligations contractuelles à l’égard de certains clients, (ii) maintienne ses capacités de production en France ou (iii) assure la remontée de certaines informations aux autorités. Le suivi des engagements dans la durée constitue néanmoins un défi pour l’Etat, tant les autorisations assorties de conditions se sont accumulées ces dernières années.
Bien que rare en pratique, un rejet reste néanmoins possible, comme ce fut le cas dans les dossiers Teledyne Technologies/Photonis en 2021 et Flowserve/Segault-Velan en 2023, afférents aux intérêts de la défense nationale. Ce dernier cas relatif au rapprochement des deux groupes nord-américains Flowserve et Velan, illustre d’ailleurs l’une des particularités du mécanisme de filtrage français qui vise les investissements directs comme indirects. Le simple fait que l’opération envisagée concerne des sociétés étrangères ne dispense pas l’investisseur de s’interroger sur les conséquences de l’opération sur les éventuelles filiales ou succursales françaises de la cible, à l’image des deux filiales françaises du canadien Velan, spécialisées dans la robinetterie nucléaire.
Il est dès lors difficile pour un investisseur étranger de faire l’impasse sur une analyse in concreto de son projet d’investissement pour savoir s’il entre ou non dans le champ d’application du régime de contrôle français. Outre l’élargissement du champ d’application sectoriel, le mécanisme de filtrage vise désormais les succursales françaises (en plus des sociétés), tandis que le franchissement du seuil de 10 % des droits de vote d’une société cotée a été pérennisé dans le corpus réglementaire fin 2023. En conséquence du contrôle fréquent des projets d’investissement étrangers, les équipes du Bureau CIEF de la Direction générale du Trésor (anciennement dénommé MULTICOM 4) ont développé une expertise reconnue. Un effort de transparence a également été réalisé en 2022 avec la publication bienvenue de lignes directrices.
La France, bien que pionnière en la matière, s’inscrit dans une tendance générale depuis la crise sanitaire et la détérioration du contexte géopolitique international. Aussi, de nombreux Etats membres de l’Union européenne se sont dotés récemment d’une procédure de contrôle des investissements étrangers, ou l’ont renforcé, à l’appel de la Commission européenne. Il en ressort une certaine fragmentation réglementaire, avec 24 mécanismes distincts en Europe à ce jour. En réponse, la Commission européenne a publié, en janvier 2024, une proposition de règlement aux fins de mettre en cohérence ces régimes et de remédier aux principales lacunes du mécanisme de coopération européen existant. L’évolution de cette proposition sera déterminante pour le contrôle des investissements en France et en Europe.