Par Louis de Fontenelle, Maître de conférences en droit public, chaire E2S UPPA, Université de Pau et des Pays de l’Adour
Le Brexit est loin d’être terminé. Si le divorce est formellement prononcé, le Royaume-Uni et l’Union européenne doivent désormais s’entendre sur le cadre dans lequel vont s’établir leurs relations à venir.
Les négociations promettent d’être difficiles. On ne balaye pas d’un revers de manche une histoire britannique européenne qui, bon an, mal an, date de près de 50 ans.
Le pire, dans cette séparation, c’est que tout est prétexte à dispute. On se rend coup pour coup. L’affaire de la pêche en fait actuellement la démonstration. Le gouvernement français, en réaction à la rigidité du Royaume-Uni dans l’octroi des licences aux pêcheurs français a ainsi, en octobre dernier, évoqué la possibilité de prendre des mesures en matière d’énergie pour peser sur les négociations. Cette relation entre la pêche et l’énergie peut sembler surprenante. Elle est pourtant parfaitement révélatrice de la fragilité du texte d’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, et prouve que le chemin sera long pour parvenir à une relation apaisée.
Quelle est la relation entre la pêche française et la sécurité d’approvisionnement en énergie du Royaume-Uni ?
Pour comprendre, il faut reprendre l’histoire dans l’ordre. Il faut remonter à la conclusion de l’accord de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Cet accord, intervenu quatre ans après le référendum britannique et onze mois après l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE, a été négocié pendant près de neuf mois et conclu le 24 décembre 2020, pour une entrée en vigueur le 31 décembre à minuit.
Bien que la négociation ait été longue, tous les points n’ont pas été réglés. Loin s’en faut. Et finalement c’est plus un « no deal » qui a été évité qu’un véritable « deal » qui a été établi. Nombreux sont les secteurs économiques concernés. C’est notamment le cas de l’énergie et de la pêche. Dans les deux cas, les principales règles du jeu ont été établies – dans le cadre de chapitres dédiés de l’accord – mais l’ensemble reste trop imprécis pour que les activités marchandes puissent s’établir correctement. C’est la raison pour laquelle des négociations sont nécessaires, qu’il s’agisse de définir les critères d’octroi de licences de pêche ou des règles commerciales en matière d’échange d’électricité.
Les marges de manœuvre dans les négociations conduisent nécessairement à ce que les États utilisent les leviers à leur disposition pour faire pression dans les domaines où le rapport de force leur est le moins favorable. Autrement dit, il y a un lien entre tous les sujets et d’ailleurs l’énergie n’a pas été le seul argument utilisé pour faire pression sur le Royaume-Uni en matière de pêche. L’accord doit donc être analysé comme un ensemble. C’est un accord global qui laisse de nombreuses marges de négociation. C’est cela qui explique qu’un lien ait été établi par la France entre l’énergie et la pêche.
Le fait de lier pêche et énergie était plutôt habile dans la mesure où le calendrier des négociations est le même. Ainsi, pour 2026, il faudra que des règles de coopération – ou de cohabitation – durables aient été trouvées pour chacun de ces secteurs, du moins c’est l’objectif que fixe l’accord.
Est-ce que la France a réellement les leviers pour menacer la sécurité d’approvisionnement britannique ?
Oui, à la fois la France par elle-même, mais aussi la France à travers l’Union européenne. Ces leviers s’expliquent par le fait que le Royaume-Uni est sorti du marché intérieur de l’électricité depuis le 1er janvier 2021 et fait désormais face, seul, à son destin énergétique.
Certes, l’accord préserve des relations minimales avec l’Union européenne et l’évitement du « no deal » a permis de prévenir une rupture trop brutale de l’organisation et du fonctionnement du système énergétique britannique. Certains principes et engagements ont été maintenus : le libre-échange, l’absence de droits de douanes et de quotas, l’interdiction des pratiques concurrentielles déloyales, le principe de non-discrimination dans l’accès aux infrastructures, et un objectif de coopération règlementaire. En pratique, la continuité des échanges électriques est donc préservée, notamment entre la France et le Royaume-Uni.
Cependant, la rupture reste consommée et l’« elecxit » a des conséquences bien réelles sur le marché intérieur de l’électricité. Il faut pour le mesurer aborder des considérations techniques, notamment liées à ce qu’on appelle les interconnexions. Les interconnexions sont des réseaux physiques liants des réseaux électriques nationaux entre eux. Elles ont deux principales fonctions : tout d’abord, pallier la défaillance d’une infrastructure de production ou des transports d’un Etat en s’appuyant sur les ressources d’un État voisin. Elles autorisent, en outre, la création d’un marché européen de l’énergie en permettant à un fournisseur d’électricité situé dans un État donné de vendre son énergie à un client situé dans un autre pays de l’Union Européenne, en acquérant de la capacité aux interconnexions.
Or, le Royaume-Uni pour accéder au marché européen, mais aussi pour des questions de stabilité de son système électrique, a besoin de ces interconnexions. Ce besoin est accru par l’évolution de la composition de son mix énergétique qui contient une part importante d’énergies renouvelables, donc intermittente (qui ne produisent pas en continu), d’autant plus s’il souhaite maintenir son objectif de fermeture des centrales de charbon, prévue d’ici 2025.
La France est, à cet égard, un partenaire important. Un câble d’interconnexion IFA relie la France à l’Angleterre et est géré par les gestionnaires de réseaux français et britanniques (RTE et National Grids interconnexions), un autre vient récemment d’entrer en service (IFA 2). Depuis le Brexit, les systèmes français et britanniques sont toujours interconnectés. En conséquence, les électrons transitent toujours entre ces deux espaces. Cependant, la sortie du marché européen de l’électricité pose plusieurs problèmes.
D’abord, d’un point de vue administratif. Désormais, l’énergie qui transite par le réseau interconnecté doit faire l’objet de déclaration des importations et exportations aux douanes, ce qui a pour conséquence d’accumuler les contraintes pour les acteurs de marchés mais aussi pour les porteurs de projets d’interconnexion en cours.
Ensuite, le Royaume-Uni ne participe plus aux plateformes spécialisées de l’Union européenne sur lesquelles sont notamment commercialisée l’énergie et gérées les interconnexions. Concrètement, le Royaume-Uni ne peut désormais notamment plus bénéficier du mécanisme dit de « couplage des marchés électriques ». Ce système permet de lier la vente d’énergie à la capacité de transport. Pour faciliter le transit transfrontalier de l’énergie, l’Union européenne a en effet institué un mécanisme permettant l’association automatique de l’achat d’électricité à différentes échéances – années, mois, du jour pour le lendemain – dans le cadre de bourses de l’électricité à l’achat des capacités de transport correspondantes, par le biais d’enchères dites « implicites », qui permettent d’harmoniser les prix de l’électricité sur l’ensemble du marché européen.
Or, le découplage du Royaume-Uni ne permet plus de recourir à ce type d’enchères (qui ne concerne que les échanges journaliers dans le cadre des interconnexions IFA et IFA 2), ce qui a pour conséquence d’une part, de rendre moins efficace le système dans la gestion des flux commerciaux et physiques de l’énergie et donc d’enlever une partie de l’intérêt marchand de l’interconnexion, mais aussi de faire peser un risque sur la sécurité d’approvisionnement du Royaume-Uni dans la mesure où l’originalité de la construction européenne a été de lier intrinsèquement le jeu du marché aux infrastructures de sécurité d’approvisionnement.
De fait, la France et l’Union européenne détiennent donc un pouvoir de négociation notable dans la mesure où Londres va chercher à négocier de manière bilatérale avec chacun de ses voisins pour ne pas alourdir la facture de ses consommateurs et leur garantir une énergie continue.
Faut-il craindre une guerre d’indépendance énergétique ?
C’est possible et ce n’est pas souhaitable car il n’y aura, au bout du bout, ni gagnant ni perdant.
Déjà car, comme le révèle l’exemple de la pêche, il ne faut pas, dans le Brexit, considérer un secteur de manière cloisonnée : en réalité, les négociations vont porter sur la globalité des choses, or face à la menace énergétique, sans nul doute, nos voisins britanniques trouveront ils matière à riposter.
Ensuite, car il y a des intérêts en termes de sécurité d’approvisionnement de part et d’autre des mers du Nord. Il y a donc nécessité de s’entendre. En effet, si la position britannique n’est, pour l’heure, pas très favorable, son investissement remarquable dans les énergies marines pourrait être utile aux réseaux électriques français et européens en matière d’assistance mutuelle.
Enfin, car il y a des enjeux d’infrastructures et donc d’investissements. Le Royaume-Uni a en effet été particulièrement actif pour développer des projets d’interconnexion, et la France est impliquée dans plusieurs d’entre eux. Il existe aujourd’hui – or le cas de l’Irlande – trois interconnexions fonctionnelles, Britnod (Allemagne) IFA et IFA 2 (France), de nombreuses autres sont en construction, North Sea Link (Norvège) Viking Link (Danemark) Nemo (Belgique) Eleclink (France), et d’autres, encore plus nombreuses, sont à l’étude (au moins huit).
Or ces interconnexions sont intéressantes pour la stabilité de l’ensemble du réseau européen et pourraient souffrir d’une dégradation des relations énergétiques. En outre, ne l’oublions pas, le Royaume-Uni reste un partenaire commercial essentiel en matière d’énergie, qu’on songe aux coopérations sur le nucléaire civil (dans le cadre d’Euratom 2021-2025 ou du projet ITER par exemple), ou à l’ouverture des négociations sur les renouvelables offshores dont le potentiel dans les mers du Nord est important.
Finalement la question qui se pose est celle de la solidarité et du partenariat que nous entendons bâtir avec nos voisins britanniques. Elle sera traitée par le comité spécialisé sur l’énergie, institué par l’accord de 2020, qui s’est réuni pour la première fois le 14 juillet 2021 et dont la mission est de mettre en place dans « les meilleurs délais » un accord spécifique sur l’énergie qui pourrait conduire à réinstaurer un système d’enchères implicites nécessaire à la liquidité du marché et à la sécurité d’approvisionnement, et plus largement pourra renforcer la coopération entre le Royaume-Uni et l’UE dans la gestion des infrastructures et les marchés de l’énergie.
Cela dit, les décideurs publics doivent conserver à l’esprit la menace climatique qui, elle, n’a pas de frontières : peut-être qu’une plus grande ambition serait de bâtir avec nos voisins les moyens d’une résilience solidaire de nos systèmes énergétiques qui souffriront eux aussi des changements climatiques.