Par Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public à l’Université de Montpellier
Dans un contexte extrêmement tendu, marqué notamment par des tensions dans la Manche en raison des difficultés d’accès des marins bretons et normands aux eaux de Jersey, le Parlement européen a approuvé le 28 avril 2021 l’accord commercial et de coopération UE-Royaume-Uni, non sans avoir obtenu quelques garanties de la Commission et du Conseil sur l’attitude à retenir si d’aventure le Royaume-Uni entendait revenir sur sa promesse de rester membre de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le diable se cache parfois dans les détails. Au détour de la lecture du volumineux accord de commerce et de coopération censé régir les relations post-Brexit, une disposition peu remarquée prévoit que l’Union européenne pourra suspendre la partie de l’accord sur le volet pénal si le Royaume-Uni dénonce la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Cette référence au texte fondateur du Conseil de l’Europe n’est pas le moindre des paradoxes lorsque l’on a en mémoire la très grande défiance qui s’est développée à son endroit au Royaume-Uni depuis de nombreuses années. C’est un truisme de rappeler que si le Royaume-Uni est bien sorti de l’Union européenne depuis le 31 janvier 2021, il n’a pas quitté la Convention européenne en dépit de menaces de sortie répétées ou d’oppositions à la Cour de Strasbourg sur plusieurs dossiers. À dire vrai, une partie de la classe politique britannique n’est jamais à court d’imagination lorsqu’il s’agit de se soustraire au respect de la CEDH. Après s’être vainement opposé à la jurisprudence européenne sur la question de l’éloignement des étrangers terroristes ou le droit de vote des détenus, et avoir obtenu une inscription du principe de subsidiarité dans le Préambule de la Convention européenne, le gouvernement britannique a même proposé en 2016 de faire exempter ses militaires du respect de la Convention.
Par le jeu d’un effet domino, la dynamique impulsée par le référendum sur le Brexit devait conduire dans l’esprit des conservateurs britanniques, sinon à un retrait pur et simple du Royaume-Uni de la Convention, du moins à une remise en cause du Human Rights Act (HRA) de 1998 qui l’incorpore dans l’ordre juridique britannique. D’ailleurs, l’encre de l’accord de retrait avec l’UE n’avait pas fini de sécher que d’aucuns dans le parti majoritaire appelaient à un réexamen de cette loi, voire à son abrogation après la sortie de l’Union européenne. Pour ce faire, toute référence au maintien du Royaume-Uni dans le système conventionnel européen dans le traité de commerce et de coopération Post-Brexit devait être évitée. La position initiale du gouvernement britannique était d’ailleurs des plus claires : pour des raisons « de souveraineté nationale », « le Royaume-Uni ne négociera aucun traité dans lequel il n’aurait pas le plein contrôle de sa législation » pour reprendre les propos du négociateur en chef du Royaume-Uni, David Frost. Ce point a été au cœur des négociations de l’accord de commerce et de coopération. En réponse au négociateur britannique, l’Union européenne a insisté sur la nécessité de maintenir les mêmes standards de protection des droits fondamentaux dans le cadre de la coopération policière et judiciaire en matière pénale (3e partie de l’accord).
Celle-ci vise notamment « la prévention et la détection des infractions pénales, les enquêtes et les poursuites en la matière, ainsi que la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et la lutte contre ces phénomènes » (Article LAW.GEN.1). L’exemple de l’échange de données ADN, des empreintes digitales et informations sur les passagers est particulièrement révélateur. De même, le Royaume-Uni ne fera plus partie du système de mandat d’arrêt européen, l’accord prévoit un nouveau système d’extradition entre les États membres et le Royaume-Uni fondé sur un mécanisme de remise sur la base d’un mandat d’arrêt, dont l’exécution peut être subordonnée à des garanties de l’État d’émission sur le respect des droits fondamentaux (article LAW.SURR.84). On retrouve ainsi des conditions déjà posées par la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre du MAE et la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne l’éloignement des étrangers.
La coopération policière et judiciaire en matière pénale subordonnée au maintien du Royaume-Uni dans la Convention européenne
Dans la 3e partie de l’accord, il convient de prêter la plus grande attention à l’article LAW.GEN.3 1/ qui dispose que la coopération entre l’Union européenne, ses États membres et le Royaume-Uni est fondée sur le respect des droits fondamentaux des personnes, notamment tels qu’ils sont énoncés dans la déclaration universelle des droits de l’homme et dans la CEDH. Bien plus encore, conformément à l’article LAW.OTHER.136 2/, la coopération dans ce domaine si spécifique cesse de s’appliquer si le Royaume-Uni ou un État membre se désengage de ses obligations conventionnelles au titre de la Convention européenne (CEDH ainsi que ses protocoles additionnels n° 1, 6 ou 13, les deux derniers concernant l’interdiction de la peine de mort).
Autant dire que la coopération est subordonnée au maintien du Royaume-Uni dans la Convention européenne. Cette application conditionnelle de la 3e partie de l’accord est suffisamment importante pour que l’on s’y arrête un instant. Elle n’est pas sans rappeler la clause de conditionnalité insérée dans les différents accords d’association et de coopération conclus entre l’UE et des pays tiers, lesquelles permettent une suspension partielle ou totale de la coopération en cas d’atteinte aux droits de l’homme. Il est également possible de faire un parallèle avec les règles de conditionnalité imposées dans certaines organisations internationales, imposant la ratification d’instruments internationaux de protection des droits de l’homme avant d’y adhérer. Reste qu’aucun accord conclu par l’Union européenne n’avait ainsi subordonné son application à l’absence de dénonciation d’un traité de protection des droits de l’homme. Par ailleurs, la suspension de l’accord dans l’hypothèse d’une dénonciation de la Convention n’est pas automatique. C’est ce dont témoigne la formulation de l’article LAW.OTHER.136 1/ « chacune des Parties peut à tout moment mettre fin à la présente partie par notification écrite en empruntant la voie diplomatique ». Enfin, il ne s’agit pas d’une suspension totale de l’accord mais de sa 3e partie. Les aspects commerciaux ne sont pas visés.
Est-ce à dire pour autant que l’accord rend impossible tout retrait britannique du système de la Convention européenne ? Disons-le-clairement : le Royaume-Uni sera toujours libre de dénoncer la Convention (art. 58 CEDH) même si, sur un plan politique, une dénonciation serait désastreuse pour un État qui se prétend libéral et attaché à l’État de droit. Mais dans le bilan coût-avantage qu’il fera, interviendra désormais l’éventuelle suspension du volet pénal de l’accord post Brexit. En tout état de cause, la référence à la CEDH dans l’accord confirme bien que cette liberté n’est jamais totale, tant la problématique de la dénonciation révèle une interdépendance des obligations internationales de l’État. Si un obstacle de taille est ainsi dressé à une dénonciation de la Convention, l’accord commande-t-il, une solution identique en cas de remise en cause de la Convention au niveau interne ? L’on songe tout particulièrement à une abrogation du HRA qui romprait le lien avec la jurisprudence de la Cour.
Le pari risqué d’une remise en cause de la Convention au niveau national
On a beau chercher, on ne trouve guère de traces dans l’accord d’une clause permettant la suspension de la coopération en cas de remise en cause de l’application de la CEDH au niveau national.
Alors certes, l’article LAW.GEN.3 1/ souligne bien l’importance de donner effet aux droits et libertés énoncés dans ladite convention au niveau national, mais la clause de dénonciation de l’article LAW.OTHER.136 ne vise qu’un retrait de la Convention et non une régression importante des droits et libertés conventionnels dans l’ordre interne. La clause de suspension « en cas de manquements graves et systémiques d’une Partie en ce qui concerne la protection des droits fondamentaux ou le principe de l’État de droit » ne sera pas d’une grande utilité ici car la protection des droits fondamentaux peut emprunter d’autres voies, notamment constitutionnelle.
Conscients des dangers de ce vide juridique, le Conseil et la Commission ont souhaité rassurer les députés européens sur ce point : dans le cas où le Royaume-Uni ne donnerait plus effet à la CEDH au niveau interne, notamment si les individus ne peuvent plus l’invoquer devant les juges nationaux, l’Union européenne suspendra l’application de la 3e partie de l’accord (décl. 10 mars).
Du côté de Strasbourg, « revenir à la situation antérieure est parfaitement possible puisque la CourEDH n’impose pas la transposition en droit interne de la Convention » (P. Ducoulombier « L’application délicate de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme : le cas britannique », RDP, 2016/1, p. 223-248).
Mais cela pourrait entraîner des condamnations en nombre si le droit interne ne protège qu’imparfaitement les droits conventionnels, surtout si le dernier mot revenait à la Cour suprême à l’instar de l’exemple russe et si l’adoption d’une British Bill of Rights excluait certains domaines et/ou individus de la protection des droits. En somme, la marge de manœuvre des autorités britanniques est très étroite. Préférer la remise en cause du HRA à une dénonciation pure et simple de la CEDH afin de ne pas affecter l’accord de coopération post Brexit pourrait être un pari risqué…