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Antitrust, par Bruno Deffains

Le virage de l’antitrust

La fin 2020 aura marqué un tournant dans l’antitrust américain. La Federal Trade Commission et 46 États américains ont lancé une action contre Facebook pour abus de position dominante et monopole illégal sur des services de réseaux sociaux. Sont visées les acquisitions d’Instagram et WhatsApp, et des conditions contractuelles anticoncurrentielles dans l’usage de ses API. L’utilisation des données utilisateurs est contestée et la FTC souhaite l’obtention d’une autorisation préalable pour de futures acquisitions. Ceci pourrait déboucher sur des procès majeurs et contraindre Facebook au démantèlement en se séparant de ses deux filiales.

La FTC lui reproche d’avoir « étouffé les menaces » par le rachat de concurrents. La plainte entend démontrer que les acquisitions d’Instagram et WhatsApp s’inscrivent dans une stratégie de maintien du monopole. La bataille juridique sera longue même si la FTC et les procureurs des États se fondent sur l’article 2 du Sherman Act qui laisse une grande marge d’interprétation aux tribunaux. Facebook devra convaincre que sa réussite économique aurait été la même sans les acquisitions tout en justifiant les prix élevés pour le rachat de ces deux sociétés.

Avec une autre plainte contre Google, il s’agit de la principale offensive des autorités américaines depuis leur poursuite de Microsoft en 1998. Le changement net dans la justification de ces plaintes traduit un retour aux origines de l’Antitrust. À la fin du XIXe siècle, l’époque du Sherman Act, on craignait la concentration du pouvoir économique et son influence sur le pouvoir politique. Or, les dernières décennies ont laissé place à une approche imposant de prouver que le monopole pénalise le consommateur au regard du prix. Mais cette approche est inadaptée face aux géants numériques dont le modèle repose sur des caractéristiques connues (externalités de réseau, contrôle des données, publicité, gratuité). Une nouvelle forme de concurrence est apparue où les firmes sont plus en compétition « pour le marché » qu’elles ne sont en concurrence « sur le marché ». La tentation est forte de profiter de sa position dominante à l’image des robbers barons peu avant la naissance de l’Antitrust.

Ce tournant est-il souhaitable ? En dehors de toute considération idéologique, le sujet est celui de l’efficacité des règles encadrant le processus concurrentiel. Lorsqu’en juin 2020 Facebook a écopé de 5 milliards de dollars d’amende dans l’affaire Cambridge Analytica, la valeur du titre a augmenté. Il s’agissait pourtant de la plus importante sanction imposée par la FTC à un géant du numérique mais la décision n’a pas été perçue comme la remise en cause du modèle économique. Il est donc difficile de conclure à l’efficacité économique et sociale d’un dispositif qui n’incite pas l’entreprise à changer ses pratiques. Nombre de commentateurs s’accordent sur la nécessité de repenser les contours de l’antitrust en analysant les barrières à l’entrée, les conflits d’intérêts ou encore le contrôle des données. C’est le cas de Lina Khan qui estime indispensable de se pencher sur la valeur des données de la cible en cas d’acquisition au lieu de considérer son seul chiffre d’affaires.

Il faut noter que les opposants à cette vision plus politique de l’antitrust évoquent un rapprochement avec la Commission européenne qui a récemment haussé le ton face aux géants du numérique et changé de braquet avec les Digital Services Act et Digital Market Act. Côté américain, comme les textes de loi ne changent pas, ce sont les juges qui doivent ajuster leur appréciation sur les pratiques contestées. Comment vont-ils expliquer sur des bases objectives, en particulier économiques, que les tests antérieurs ne s’appliquent plus, que les décisions antérieures prises pour les infractions ou les opérations de concentration ne sont pas de bons référentiels ? De son côté, l’Europe peut adapter les règles comme elle le fait aujourd’hui avec les projets DSA et DMA. Sans doute plus simple pour partir sur de nouvelles bases. On en prendra pour preuve la catégorie d’opérateur gatekeeper (contrôleur d’accès à un marché donné) qui fait son apparition en droit de la concurrence accompagnée d’obligations spécifiques. Cela ne signifie pas que les nouvelles orientations seront efficaces per se face aux défis que constituent les pratiques de l’économie numérique. Alors que s’annonce un changement de direction à la Maison Blanche, l’heure est moins à Make Antitrust great again qu’à une prise de conscience réelle impliquant de revisiter les concepts et les outils de l’antitrust et de mieux encadrer les prochains rachats des plus grandes entreprises américaines.

Par Bruno Deffains, Professeur à l’Université Paris II, Membre du Club des juristes

Bruno Deffains

Professeur de Droit et d'Économie à l'Université Paris II Panthéon-Assas, Président du Pôle numérique du Club des juristes
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