La mode est à dénoncer ― avec ce qu’il faut de sévérité hautaine et d’écœurement vertueux ― la décomposition de la muraille censée isoler les intérêts publics des intérêts privés comme la circulation des élites de la République entre les professions dédiées à l’un et à l’autre. La liste des procureurs s’allonge. On glorifie la séparation des mondes. On rivalise d’emphase pour fustiger les énarques qui ont pris pantoufle et agonir ceux qui sont revenus dans le giron de l’État après quelques années passées en entreprise ou dans des cabinets d’avocats. Chacun y va de son réquisitoire sur fond de confusion des genres et de trahison des valeurs. Il y va du noble et de l’ignoble, du haut et du bas, des bons et des méchants. Sans guère de nuance audible.
Faisons souffler une légère brise de scepticisme sur la religiosité de ce credo. Rien n’est plus propice à la défense de l’intérêt général que l’expérience de ses serviteurs. Il est bon, pour le bien-être du pays et de son économie, que ceux qui sont chargés de juger l’action des entreprises ou de concevoir les normes qui leur sont applicables aient une idée pratique de leur fonctionnement. Dans ces matières ― même s’il y a des exceptions ― seul celui qui a vu de près sait de quoi il retourne. Les demi-habiles font volontiers des bêtises, et il vaut mieux les arracher à leurs illusions par une immersion longue dans le grand bain de ce qui échappe à leur savoir immédiat. On s’améliore en adoptant un ― bien nommé ― point de vue différent de celui auquel on est accoutumé. Par ailleurs, l’intérêt général gagne à ce que les dépositaires d’une culture d’État soient mis en situation de faire entendre, dans le secteur privé, la musique qu’ils avaient « apprise par corps », pour paraphraser Bourdieu. Et puis le fait est, plaisant ou non aux oreilles de ceux que ça défrise d’avance (mais très visible aux yeux de ceux qui acceptent, là aussi, d’aller y voir de plus près), que le sens de l’État ne disparaît pas (ou en tout cas pas forcément) chez ceux qui ont choisi de quitter son service actif, temporairement ou pas.
L’épaisseur de la muraille entre l’intérêt public et les intérêts privés ne doit pas être surestimée. Il est a priori heureux pour tout le monde (et pas seulement pour les actionnaires) que les entreprises prospèrent, que la croissance revienne, que chacun dispose d’un emploi et s’enrichisse autant que possible. À la vérité, le plus haut intérêt public s’attache à ce que certains intérêts privés, juridiquement reconnus comme légitimes, soient défendus bec et ongles. C’est même la grande affaire du droit dans les sociétés modernes que d’avoir voulu cela. Il faut que les droits soient garantis, surtout s’ils sont fondamentaux. Et que cette protection joue pour les personnes physiques comme pour les personnes morales, pour l’individu comme pour le groupe, pour l’âme comme pour l’argent, pour la pensée comme pour l’action, pour le social comme pour l’économique. L’intérêt public est là bien plus que dans l’art de prendre les frontières pour des fétiches.