Par Emanuel Castellarin, Professeur à l’Université de Strasbourg
La reconfiguration des relations euro-britanniques intervient à un moment où l’Union européenne promeut une évolution en profondeur du droit international des investissements, tant en son sein que dans les relations avec les États non membres. Quelle est la protection offerte par les accords internationaux aux investisseurs britanniques dans l’Union et aux investisseurs européens au Royaume-Uni ?
Quelle est la protection des investisseurs dans l’Accord de commerce et de coopération ?
L’Accord de commerce et de coopération entre l’Union et le Royaume Uni (ACC), signé le 30 décembre 2020 et définitivement en vigueur depuis le 1er mai 2021, marque un recul de la promotion juridique de l’intégration économique euro-britannique. D’une part, les opérateurs économiques ne peuvent pas compter sur des mécanismes équivalents à ceux du marché intérieur. D’autre part, la protection des investisseurs est sensiblement moindre que dans la plupart des accords de protection des investissements, y compris les 126 autres accords signés par le Royaume-Uni (dont 92 en vigueur) et les trois accords, non encore en vigueur, signés à partir de 2016 par l’Union (le CETA et les accords avec Singapour et le Vietnam).
Les dispositions relatives aux investissements sont contenues dans le Titre II de la rubrique un de la deuxième partie. Les investisseurs protégés sont définis de manière restrictive, en particulier par l’exigence d’opérations commerciales substantielles. Plusieurs secteurs (transport aérien, transport maritime et fluvial, services audiovisuels) ou mesures (subventions, marchés publics) sont exclus. Dans certaines circonstances, chaque partie à l’accord peut refuser d’octroyer des avantages à un investisseur (art. SERVIN.1.1–SERVIN.1.3). Quant au traitement à accorder aux investisseurs protégés, l’ACC comprend une clause de traitement national et une clause de la nation la plus favorisée, mais plusieurs questions sont exclues du champ d’application de la seconde (accords fiscaux internationaux, reconnaissance de normes ou d’autorisations et, surtout, règlement des différends investisseur-État). Certaines limitations à l’accès au marché et la prescription de certains résultats sont interdites, mais les principales clauses substantielles généralement contenues dans les accords de protection des investissements sont absentes : interdiction de l’expropriation sans compensation, traitement juste et équitable, protection et sécurité pleines et entières, clause parapluie (art. SERVIN.2.2–SERVIN.2.7). Tout au plus, les investisseurs peuvent se prévaloir du droit international coutumier, puisque l’ACC est à interpréter conformément à celui-ci (art. COMPROV.13, § 1).
Elément crucial, l’ACC ne comporte aucun mécanisme de règlement des différends investisseurs-États. En outre, les investisseurs ne peuvent pas invoquer directement l’accord devant les juridictions britanniques ou européennes (art. COMPROV.16). Le règlement des différends repose donc, selon les dispositions horizontales du titre I de la sixième partie de l’ACC, sur des tribunaux d’arbitrage interétatique similaires aux groupes spéciaux prévus dans le cadre de l’OMC. Les décisions des tribunaux d’arbitrage sont contraignantes pour les parties à l’ACC, mais ne créent ni droits ni obligations à l’égard des personnes privées (art. INST.29, § 2).
Qu’en est-il des traités bilatéraux d’investissement entre le Royaume-Uni et certains États membres de l’Union ?
Le Royaume-Uni est lié à onze États membres de l’Union par des traités bilatéraux d’investissement (TBI) comprenant des clauses d’arbitrage investisseur-État : Bulgarie (traité conclu en 1995), Croatie (1997), Estonie (1994), Hongrie (1987), Lettonie (1994), Lituanie (1993), Malte (1986), République tchèque (1990), Roumanie (1995), Slovaquie (1990) et Slovénie (1996). Le TBI Pologne–Royaume-Uni (1987) a été dénoncé par la Pologne en 2019, mais reste en vigueur jusqu’au 22 novembre 2035 pour les investissements réalisés avant son extinction, en raison de la clause de survie (sunset clause).
L’ACC est silencieux sur ces TBI. Certes, l’accord est “sans préjudice de tout accord bilatéral antérieur entre le Royaume-Uni, d’une part, et l’Union […] d’autre part” (art. FINPROV.2) et permet la conclusion d’accords complémentaires entre le Royaume-Uni et l’Union (art. COMPROV.2). Toutefois, ces dispositions ne sont pas applicables aux TBI existants, auxquels l’Union n’est partie ni ab initio ni au titre d’une succession aux États membres. Cependant, contrairement au CETA et aux accords avec Singapour et le Vietnam, l’ACC n’a pas expressément éteint les TBI des États membres. La thèse selon laquelle l’ACC rendrait inapplicables ou éteindrait implicitement ces TBI (art. 30 et 59 de la Convention de Vienne sur le droit des traités) est difficile à défendre. Il faut en conclure que les TBI sont encore en vigueur. D’ailleurs, du point de vue du droit international général, le Royaume-Uni n’a aucune obligation d’y mettre fin. Certains investisseurs pourraient être tentés de s’en prévaloir, étant donnée la faible protection offerte par l’ACC. Toutefois, les TBI euro-britanniques sont en sursis, et les éventuelles sentences arbitrales obtenues sur leur fondement feraient l’objet d’une forte insécurité juridique.
Est-ce que les TBI euro-britanniques sont à l’abri des effets de l’arrêt Achmea ?
Dans l’arrêt Achmea du 6 mars 2018, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé que la clause d’arbitrage investisseur-État d’un TBI entre deux États membres de l’Union n’est pas compatible avec le droit de l’Union. En janvier 2019, tous les États membres, y compris le Royaume-Uni, ont tiré les conséquences de l’arrêt par des déclarations politiques exprimant l’engagement à mettre fin aux TBI en vigueur entre eux. Au moment du retrait, le 31 janvier 2020, les TBI euro-britanniques étaient encore en vigueur. Cependant, le droit de l’Union est resté applicable au Royaume-Uni jusqu’au 31 décembre 2020 (art. 126 et 127 de l’accord de retrait). Le 5 mai 2020, 23 des 27 États membres ont signé un accord portant extinction des TBI entre eux, entré en vigueur à partir du 29 août 2021. Le 14 mai 2020, la Commission européenne a entamé une procédure d’infraction contre le Royaume-Uni et la Finlande en raison du refus de signer cet accord. Le 30 octobre 2020, la Commission a émis un avis motivé, auquel le Royaume-Uni ne semble pas avoir répondu. La Commission a jusqu’au 31 décembre 2024 pour saisir la CJUE, qui reste compétente pour connaître des manquements au droit de l’Union commis par le Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020 (article 87 de l’accord de retrait). Les chances de succès de la Commission sont sérieuses, car on voit mal comment la CJUE pourrait adopter une solution différente de celle de l’arrêt Achmea. En tout état de cause, la situation des États membres parties aux TBI doit aussi être mise en conformité avec le droit de l’Union. Une extinction des TBI d’un commun accord est donc envisageable, comme pour les TBI finlandais.
A défaut de nouveaux accords entre le Royaume-Uni et l’Union, à terme le seul accord de protection des investissements applicable dans les relations euro-britanniques devrait être le Traité sur la charte de l’énergie : son sort au sein de l’Union est incertain et sa renégociation est en cours, mais pour l’heure son applicabilité aux relations avec les États non membres n’est pas menacée. Quand bien même les TBI resteraient en vigueur, les investisseurs avisés devraient rester prudents. Certes, les tribunaux arbitraux d’investissement sont peu sensibles aux arguments tirés du droit de l’Union, et les sentences arbitrales pourraient être exécutées en dehors de l’Union. Toutefois, les difficultés potentielles devant les juridictions nationales des États membres, en ce qui concerne la reconnaissance et l’exécution, seront analogues à celles qui existent pour les TBI entre États membres.