Par Sébastien Brameret, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes, CRJ EA 1965
Le Gouvernement britannique a publié le 20 mai 2021 un Livre blanc (Great British Railways. The Williams-Shapps Plan for Rail) présentant les principaux axes de la future réforme du secteur ferroviaire britannique, engagée par Boris Johnson en 2019. Très attendue, elle repose sur deux mesures phares et à la portée très politique : la disparition du système des franchises d’une part, la renationalisation d’une partie du secteur ferroviaire par la création d’une nouvelle entreprise publique dénommée Great British Railways, d’autre part.
Qu’est-ce que Great British Rail ?
GBR devrait prendre la forme d’un organisme public dédié (public body), propriétaire du réseau, chargé de son entretien et de l’organisation de son exploitation. Elle sera plus particulièrement chargée de fixer les fréquences et les horaires des trains ainsi que la plupart des tarifications et les modalités de fonctionnement du service aux voyageurs. En revanche, GBR ne pourra pas exploiter elle-même le réseau et devra, pour ce faire, signer des contrats avec des opérateurs privés (train operators), sur le modèle concessif : les Passenger Service Contracts. La réforme abandonne ainsi le modèle de la franchise (franchise model) au profit de la concession (concession model), permettant à l’État d’avoir une plus grande implication et un plus fort degré de contrôle sur le fonctionnement des opérateurs privés. En contrepartie, ceux-ci voient leurs risques économiques limités par la mise en place de modalités financières protectrices dans les contrats de concession.
La création de GBR est-elle une conséquence du Brexit ?
Indirectement, peut-être… Le Brexit a réactivé des débats au sein du parti conservateur quant au rôle de l’État et la place de l’orthodoxie libérale thatchérienne (v. notamment le projet de Big society porté par le Premier ministre David Cameron dès 2010). Sur ce débat ancien s’est greffée une nouvelle division, au sein du camp des Brexiters, pour savoir s’il devait donner lieu à un certain retour de l’État interventionniste ou au contraire permettre au pays de mettre en place sa propre vision du libéralisme, éloignée du modèle européen, car fondée sur une approche beaucoup plus dérégulatrice (v. notamment l’idée fréquemment invoquée de transformer le Royaume-Uni en un « Singapour sur Tamise », d’après l’expression prêtée au Chancelier de l’Échiquier Philip Hammond en 2017).
Dans cette perspective, la (re)création d’une entreprise publique traduit la tendance du gouvernement Johnson à ne pas abandonner l’idée que l’État a un rôle à jouer dans le domaine économique et que le Royaume-Uni post-Brexit ne peut se résumer à un débat entre ultra-libéralisme ou néo-socialisme (tel qu’il a pu être porté par Jeremy Corbyn et le parti travailliste lors des élections générales de 2019). Plus largement, ce débat rejoint celui autour des réinvestissements publics dans le système de santé britannique (le National Health Service – NHS) ou de l’adoption d’un premier budget post-Brexit axé sur la relance économique, qui prévoit pour 2021 la poursuite des aides massives à l’emploi et aux entreprises, mais aussi des hausses d’impôts pour les grandes entreprises.
Au-delà du Brexit, la réforme du secteur ferroviaire britannique s’inscrit dans une histoire britannique au temps long, qui a été très fortement accélérée par la pandémie et ses conséquences économiques. Dès le début de l’année 2020, les gouvernements (britannique, mais également gallois et écossais) ont été contraints de reprendre plusieurs franchises pour éviter une faillite généralisée du système de transport ferroviaire. D’abord annoncée comme temporaire, cette mesure a été étendue à l’ensemble des franchises britanniques puis pérennisée, le gouvernement annonçant la disparition du système actuel en septembre.
S’agit-il d’une véritable renationalisation ?
L’utilisation du terme de nationalisation, bien que très fréquent dans la presse britannique ces dernières semaines, est un peu galvaudée d’un point de vue juridique. La réforme consiste en réalité à mettre fin au système des franchises et à ré-internaliser (au profit d’une entreprise publique déjà existante mais dont le nom va changer et dont le rôle et les pouvoirs vont être substantiellement accrus) une part substantielle des prérogatives actuellement confiées aux opérateurs économiques privés. En ce sens il est possible de voir dans la création de GBR une renationalisation, aux sens politique et économique du terme. En toute hypothèse, cette renationalisation reste partielle : le gouvernement accroit le degré de contrôle public exercé sur le secteur ferroviaire, mais préserve une place essentielle aux opérateurs économiques privés. Avec la création de GBR, il entend mettre un terme aux excès de la privatisation du secteur ferroviaire de 1993. L’objectif est double : simplifier et rationaliser l’organisation du rail britannique ; trouver (enfin !) un équilibre entre nationalisation et privatisation. Il ne s’agit absolument pas de revenir au modèle intégré de British Rail.
La privatisation du secteur ferroviaire a été réalisée par le Railways Act de 1993, qui démantèle l’ancien monopole public British Rail et entend favoriser le retour à une situation de concurrence accrue dans ce secteur (on-rail competition). La loi met ainsi fin au système intégré : l’entreprise publique est découpée en près de cent entités distinctes, avec une très forte concurrence. Les exploitants du réseau sont très clairement distincts de son propriétaire (Railtrack, créé sous forme d’une entreprise publique privatisée en 1996) et exercent leurs activités sous le contrôle de plusieurs autorités publiques. Le réseau devient alors l’un des premiers (et rares) en Europe à être intégralement ouvert à la concurrence, tant pour les activités de fret que pour le transport de voyageurs. C’est un point de divergence fondamental avec l’évolution du système ferroviaire français, dans lequel la concurrence est souvent perçue comme étant imposée, de l’extérieur, par la construction européenne. Les deux systèmes s’opposent ainsi, en ce que le modèle britannique serait par nature concurrentiel, alors que le modèle français, construit autour de la notion de service public, ne fonctionnerait correctement que dans un cadre d’exploitation quasi-monopolistique.
L’essence de la réforme de 1993 réside dans la mise en place d’un système de franchises. La Grande-Bretagne (le système irlandais est différent) est divisée en une vingtaine de franchises, qui ne sont pas totalement hermétiques : elles se chevauchent parfois, nécessitant l’utilisation commune par deux franchisés de certaines voies et gares. Attribuées après mise en concurrence, elles confèrent à leur exploitant une très grande liberté (ils peuvent librement déterminer la fréquence des trains et la tarification des voyages), mais leur font porter un grand risque économique (ils ne bénéficient d’aucun soutien public). Ce système a progressivement entrainé de la complexité et de l’opacité pour les usagers (qui doivent parfois prendre plusieurs billets et chercher des correspondances), notamment d’un point de vue tarifaire (la hausse du prix des billets depuis 1993 est estimée à plus de 66 %). Par ailleurs, ce système de franchise a connu diverses difficultés, conduisant les pouvoirs publics à intervenir ponctuellement pour en reprendre parfois la gestion de façon temporaire, suite à la faillite d’un franchisé (comme pour la franchise InerCity East Coast, renationalisée de novembre 2009 à février 2015).
La multiplication des accidents ferroviaires au début des années 2000, liée au mauvais état d’entretien du réseau, pousse le gouvernement travailliste de Tony Blair à une première renationalisation. Le gestionnaire du réseau Railtrack est transformé en mars 2002 en une entreprise publique, Network Rail, placée sous le contrôle direct et étroit du gouvernement (State-owned, not-for-profit company). Cette renationalisation, limitée à la gestion du réseau et non à son exploitation, a permis au gouvernement d’accroître son emprise sur le secteur, sans remettre formellement en cause la logique du Railways Act de 1993. La réforme annoncée en mai 2021 est intéressante en ce qu’elle prolonge ce mouvement, au-delà du clivage entre les travaillistes (réputés favorables à la renationalisation) et les conservateurs (réputés hostiles à la propriété publique). Désormais, les risques liés à l’exploitation économique seront en grande partie transférés à GBR, qui fixera la fréquence des trains et la tarification du transport. Toutefois, l’exploitation restera l’apanage de compagnies privées, qui devront conclure des contrats de concession avec GBR. Cette opération est également l’une des seules nationalisations faisant suite à la crise du coronavirus et du Brexit. Elle manifeste une approche pragmatique du recours à l’interventionnisme public envisagé comme l’ultime solution pour mettre fin aux dysfonctionnements structurels du secteur ferroviaire depuis la privatisation de British Rail en 1993.