De l’articulation des contraintes liées à la prévention des conflits d’intérêt avec le droit des sociétés
A en croire le compte rendu du Conseil des ministres du 6 juillet 2016 au cours duquel fût présenté le projet de loi ratifiant l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations (ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016), la réforme entrée en vigueur le 1er octobre dernier « rend le droit plus prévisible pour tous et répond aux besoins pratiques des particuliers et des entreprises, avec trois objectifs : simplicité, efficacité et protection ».
S’il est un domaine dans lequel on peut douter que ces objectifs aient été atteints, c’est bien celui de la représentation des personnes morales. La faute en incombe à la rédaction du nouvel article 1161 du Code civil selon lequel « un représentant ne peut agir pour le compte des deux parties au contrat ni contracter pour son propre compte avec le représenté ». La double interdiction ainsi posée a pour objectif de prévenir les conflits d’intérêt directs (c’est-à-dire les contrats « avec soi-même ») et les conflits d’intérêt indirects (qui surviennent quand une même personne représente deux parties à un contrat). Compte tenu de l’importance du sujet et de la sanction prévue – la nullité relative – il aurait été souhaitable qu’en s’engageant sur ce terrain, les rédacteurs de l’ordonnance en mesurent toute la portée et s’attachent à en clarifier le champ d’application et les conséquences.
Or, passée la définition des représentations prohibées, il ne reste que peu de certitudes quant au champ d’application de l’article 1161 et à ses modalités de mise en œuvre s’agissant des sociétés. Le nouveau texte s’applique aux personnes morales, cela ne fait guère de doute. Définir auxquelles et dans quels cas est un sujet autrement délicat. Est-ce seulement aux sociétés pour lesquelles il n’existe aucune règle spéciale déjà applicable pour traiter des risques de conflit d’intérêt (on pense naturellement à la règlementation sur les conventions règlementées) ? Et quand bien même on répondrait par l’affirmative à cette question, qu’en est-il des hypothèses nombreuses dans lesquelles ces règles ne sont aujourd’hui pas applicables dans les sociétés commerciales ? Autre incertitude : l’article 1161 du Code civil prévoit que la personne représentée peut autoriser ou ratifier l’acte qui serait sinon menacé de nullité, mais quel organe aura ce pouvoir dans les différentes formes sociales et selon quelles modalités ?
Les commentaires de ce texte sont déjà nombreux. Ils tentent d’éclairer son interprétation et d’envisager sa mise en œuvre. Le bon sens commanderait, avec des arguments juridiques pertinents mais dont aucun n’est décisif, de considérer que le droit des sociétés, droit spécial, écarte en bloc l’application de l’article 1161 du Code civil. Mais en matière de représentation, les parties à un contrat ne peuvent se contenter de s’appuyer sur les principes généraux du droit et le bon sens.
La complexité de nombreux accords conclus par les entreprises emporte déjà suffisamment d’interrogations sur la portée des engagements pris, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’introduire un doute sur la validité de l’engagement lui-même. La réalité est que les parties n’ont à l’heure actuelle pas d’autres choix que de s’en tenir à une lecture amplifiante du texte et à chercher à en contourner les interdictions, ce qui conduit souvent à des complexités pratiques, en particulier dans les groupes de société. On fera valoir que les craintes suscitées par ce texte sont certainement excessives. Mais il n’est qu’à se souvenir de l’interprétation qui fût faite en 2009 par certaines cour d’appel de l’article 227-6 du Code de commerce en matière de délégation de pouvoir pour savoir que l’interprétation par les juges d’un texte ne va pas toujours vers le respect des principes généraux et la prise en compte des usages.
Si l’on ajoute à l’analyse le nouvel article 1145 alinéa 2 du Code civil (aux termes duquel « La capacité des personnes morales est limitée aux actes utiles à la réalisation de leur objet »), force est de constater que la question de la capacité et de la représentation des sociétés est devenue une matière complexe, ouverte aux interprétations et aux doutes, là où les acteurs économiques et l’attractivité de notre droit, si souvent invoquée, nécessiterait prévisibilité et stabilité. Souhaitons que la loi ratifiant l’ordonnance qui reste à adopter ose se saisir de ces sujets pour dissiper les doutes.