« Il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir » Albert Camus – Le mythe de Sisyphe
Lauréat du prix Turgot en 2002, pour le « Commerce des promesses» (Seuil), petit traité sur la finance moderne dans lequel il pressentait, parmi les premiers , l’imminence d’une grave crise financière, Pierre- Noel Giraud revient sur son sujet de prédilection, l’ inégalité du monde, et sur la pire forme de l’inégalité : l’inutilité. Les « damnés de la terre » d’aujourd’hui, ce ne sont plus ceux qui sont surexploités et dont la force de travail est sous payée, mais ceux qui ne trouvent pas à l’employer ou si peu. Ils sont chômeurs de longue durée, jeunes peu qualifiés, travailleurs précaires, ou paysans sans terre. Ils sont condamnés à survivre en étant réduits à l’assistance (publique ou familiale).
Etre inutile, c’est être pris dans une nasse dont l’issue est une porte très étroite puisqu’on a accès ni à l’argent, ni à l’acquisition des connaissances ni aux réseaux sociaux. On peut y chuter très rapidement : « ainsi les statistiques de Pôle Emploi montrent qu’en France, après 12 mois de chômage, la probabilité de trouver un emploi dans le mois qui suit n’est plus que de 3% »
Cette inutilité s’aggrave avec la triple globalisation des « firmes », du numérique et de la finance. Il entend la combattre, avec ses armes d’économiste, en faisant « un bon usage de l’économie ». Pour ce faire il ouvre sa « boite noire » et tire, d’abord, de ses analyses la conviction que la grande peur d’une incapacité de notre mère la terre à nourrir à l’horizon du XXIème siècle 10 milliards d’habitants est infondée parce que la pente démographique va s’inverser pour plonger à l’horizon du XXIIème siècle à 4 milliards d’habitants. Il considère que la vraie difficulté n’est pas celle de la ressource alimentaire ou énergétique, mais celle du traitement des déchets qui menacent, au travers des perturbations de l’écosystème, notre capital collectif.
Ce qu’il entend, surtout, combattre c’est le modèle économique actuel qui distingue une économie nomade (celle dont les composantes peuvent se localiser n’importe où) et une économie qui, s’appuyant sur la proximité, apporte des services non délocalisables. Dans un pays, plus il y a d’emplois nomades, plus il y a d’emplois sédentaires, car les nomades ont besoin d’eux pour vivre. Mais, inversement, si les sédentaires coutent chers, les nomades risquent de partir ailleurs et l’inutilité va prospérer parce que les déséquilibres structurels vont s’aggraver.
Il importe de « penser autrement » nos politiques économiques pour faire revenir et fixer sur notre sol les emplois nomades, or noir du XXIème , combattre les monopoles et s’épargner les tensions de « guerre civile » qui, ici ou là, ont forme d’alternative.
L’auteur apporte ses éléments de réponse pour créer une société « minimalement juste » qui donne à chacun la « vie qu’il a raison de vouloir » comme le pensaient John Rawls et Amartya Sen et permettant ainsi de mesurer les degrés tolérables et efficaces des inégalités. C’est l’un des grands défis de notre civilisation qui doit, aussi, interpeller nos « hommes politiques ».
Les colonisés et les surexploités des XIXème et XXème ont cédé la place, au XXIème aux hommes inutiles. Cette réalité est, encore, trop largement invisible pour l’économie et pour la politique. Voilà sans doute la tragédie de notre époque, qui fait cohabiter une prospérité inouïe et relativement partagée avec des exclusions…
Pierre-Noël Giraud – L’homme inutile : Du bon usage de l’économie – Editions Odile Jacob – Septembre 2015
Pierre Noel Giraud est professeur d’économie à MinesParis Tech et à Dauphine, PSL-Research University. Il est l’auteur d’ouvrages d’économie qui ont fait date, dont L’Inégalité du monde, Le Commerce des promesses, et plus récemment, L’Industrie française décroche- t- elle ?